mercredi 7 octobre 2015

Journal

26 Décembre 2014

Cette année encore nous sommes allés à la messe de six heure, mon père, ma tante et moi. L’église était si pleine que nous avons du rester sur le parvis, en compagnie d’une grosse cinquantaine d’autres personnes, toutes assez jeunes, avec des enfants souvent. En Corse la foi n’a pas besoin de l’Église,  il suffit de regarder autour de soi pour être à nouveau subjugué ou carrément converti; mais le catholicisme doit redevenir un combat culturel, ici, comme partout en Europe du reste, il est nécessaire que les églises se remplissent. Ma tante m’a dit qu’une telle affluence était certes exceptionnelle mais que, le dimanche, il y avait toujours beaucoup de monde. J’en étais ravie.
L’an dernier déjà j’avais adoré regarder les gens. C’est bien pour le plaisir des yeux que je raffole des rassemblements. Parfois j’observe les corses comme si je ne l’étais pas. À force de chercher à définir notre identité j’ai l’impression de m’en éloigner, de perdre mon rapport immédiat, spontané à ma nature…
Quoiqu’il en soit, ce soir là, j’étais tout contre la porte de l’Eglise et devant moi il y avait un jeune homme très beau, seul. Des vieilles lui ont demandé s’il était d’ici, il a répondu du Fiumorbu. J’étais littéralement fascinée par lui. Je me demandais ce qu’il faisait là, il ne semblait connaître personne et n’avait pas l’air vantard des jeunes porto-vecchiais. Il détonnait, en somme.
L’ayant vu de face j’avais remarqué sa chaine en or, un peu épaisse, qui, si je l’avais vue sur un quelconque français m’aurait sans doute parue vulgaire. Elle me rappelait étrangement celle aperçue sur F., pourtant très fine mais excessivement brillante — à laquelle était peut-être accrochée une petite médaille miraculeuse. D’ailleurs lui aussi avait les yeux bleus et un nez aquilin. À croire que je remarque toujours le même genre d’homme, comme si j’en cherchais un très précis au sein d’un groupe éminemment restreint.
À notre retour chez tatie Claire nous nous sommes faits traités de grenouilles de bénitier, bien sûr, mais ils n’osent jamais se moquer de mon père bien longtemps, aussi les remarques ont vite cessé.
Au cours du diner, mon père se tourne vers ma mère et lui dit « regarde ta fille comme elle est belle », « magnifique » s’exclame alors ma tante Michèle tandis que ma mère, elle, reste coite. C’était pour moi un moment très gênant.
À part ça les deux jours se sont déroulés comme à l’accoutumée et j’ai encore été très gâtée.


29 Décembre 

« Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer
la queue
Autant d’heures dans la journée que possible
Par autant de jolies filles que possible.
En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes
techniques.
Est-ce suffisamment clair ? »
Les Hommes (Configuration du Dernier Rivage), Michel Houellebecq.
Hier je pensais encore à toute cette histoire. Je marchais de long en large dans ma chambre, j’attrape  ce livre au hasard, l’ouvre et tombe pile sur ce poème. Le « est-ce suffisamment clair ? » semblait m’être personnellement adressé, comme une injonction à surmonter mon trouble.


30 Décembre

9h52, G. qui m’envoie : « bisous ». Ce type est une blague. Une grosse blague. La meilleure blague de l’année. Je raconte ça à Thomas, il me dit : t’aurais dû lui répondre « tu veux pas une photo d’abord ? ». J’ai ri.
L’espace d’un instant, l’idée qu’il ait pu se tromper de destinataire et que ce bisous matinal fut originellement destiné à sa nouvelle conquête m’a traversée l’esprit, je dois bien le reconnaître.


13 Janvier

« Dans un éditorial, le Global Times, un des journaux du Parti communiste chinois (PCC), a jugé que les marches dimanche de millions de manifestants descendus dans la rue avec une cinquantaine de dirigeants étrangers "ne devraient guère produire de résultats significatifs". "Malgré son échelle impressionnante, la marche de Paris dimanche faisait songer à la mise sous antalgiques d'un malade gravement atteint", écrivait le journal. "Ce que les sociétés occidentales développées traversent, c'est le prix de leurs actes historiques d'esclavage et de colonialisme qui ont conduit à leur démographie actuelle", poursuit le journal, au ton volontiers nationaliste.»
13/01/2015, Pékin (AFP)

À la veille de la manifestation nous avons finalement décidés d’y aller. D. et moi espérions cyniquement que les choses dérapent et voir l’Histoire se mettre enfin en marche; nous n’avons  hélas trouvé qu’un peuple étonnement silencieux, hagard, idiot. Un peuple comique à force d’inconscience, aussi. Ils opposent des symboles à des attaques, comme on enverrait une colombe à quelqu’un qui s’arme et vous déclare la guerre. Dans un café, une femme assise à coté de nous se disait incapable de comprendre cette tuerie… « nous vivions pourtant en paix depuis si longtemps »… À ces mots, ni une ni deux, il aurait fallu la gifler sur place, c’est tout. Tant que la guerre n’a pas lieu sur le pas de leur porte ces cons ne la voient pas. Nous n’avons jamais cessé de faire la guerre, nous l’avons seulement délocalisée — par nous j’entends l’occident. Dans nos esprits la guerre n’est plus concrète, elle n’est qu’un mot épouvantail, une figure abstraite du Mal. À la télé des gens disaient même « la france ne méritait pas ça ! », voilà bien une autre preuve de notre terrible inconscience : la France ne méritait effectivement pas ça, elle méritait pire encore.
En somme, donc, l’ambiance de la marche du 11 Janvier était à la fois grave et bouffonne; grave parce qu’une nouvelle ère s’ouvre, nous ne reviendrons plus en arrière et tout ira de mal en pis, mais bouffonne parce que l’immense majorité ne l’a pas encore compris.

Autre chose : la nuit avant la manifestation L. m’a envoyé un message (era ora !) et nous avons parlé pendant près de trois heures. Je dois dire que le type est épatant. On le sent malin. Un détail, par exemple : je lui demandais s’il connaissait Jünger, il m’a répondu quelque chose comme « évidement ma chère, j’ai une demi-douzaine de Jünger dans ma bibliothèque et sa biographie par Venner ». Une demie douzaine… Ça ne fait jamais que six, mais dit comme ça, on dirait qu’il en a une étagère pleine. Et il est sur certains sujets fort subtil, ses avis sont mesurés, il ne tombe dans aucun cliché.
Autant se l’avouer maintenant : je me sens très attirée par lui, d’une façon toute physique. Je me souviens l’avoir à plusieurs reprises croisé l’été dernier, à l’Albert et à l’Idéal, je ressentais déjà cette attirance mêlée d’un brin de répulsion. Mais tout cela est toujours très incertain. J’en reparlerai si les choses évoluent ou persistent.


16 Janvier

Revue des images de la manifestation. L’endroit où nous nous trouvions était plutôt calme au regard d’autres clairement gagnés par l’hystérie collective.
Je crois mieux comprendre l’origine de ma gêne face au comportement de cette foule: pour moi ses idoles (la laïcité, la liberté d’expression, la liberté tout court) sont parfaitement obsolètes, et si demain quelqu’un se mettait à vénérer le poisson pané tout le monde le prendrait, à raison sans doute, pour un fou; or, ces gens me font précisément l’effet d’adorateurs de poisson pané paniqués à l’idée que leur foi puisse être remise en question par une autre, radicalement différente, incompatible avec leur logiciel, au point d’être considérée par eux comme une fantaisie immature, un simple caprice. Mais si pour le moderne la religion est un enfantillage, pour le croyant les dogmes occidentaux sont d’horribles dévoiements. Je pense qu’aucun dialogue n’est possible entre un laïcard convaincu et un croyant sincère. C’est bien parce que le catholicisme est mort, ou dans le meilleur des cas toujours en réparation, que nous parvenons à vivre dans un tel monde sans que celui-ci ne nous soulève le coeur à chaque instant. Même ceux conscients de la décadence n’ont pas les moyens de s’opposer à elle car sans foi nous n’avons plus la force de défendre nos valeurs, nos traditions : elles ne peuvent faire sens qu’en perspective de cette ultime transcendance. Sans Dieu tout est relatif, tout se vaut. Si révolte contre le monde moderne il y a, elle ne peut naître que d’un élan profondément religieux. J’en suis convaincue.
Tout se joue donc entre des athées laïcs qui se comportent comme des dévots (qui finiront sans doute, du reste, croyants malgré eux), des catholiques de culture, mou et sans foi, et un islam encore sûr de lui avec des velléités expansionnistes.

« Nous pensons d’ailleurs qu’une tradition occidentale, si elle parvenait à se reconstituer, prendrait forcément une forme extérieure religieuse, au sens le plus strict de ce mot, et que cette forme ne pourrait être que chrétienne, car, d’une part, les autres formes possibles sont depuis trop longtemps étrangères à la mentalité occidentale, et, d’autre part, c’est dans le Christianisme seul, disons plus précisément encore dans le Catholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes d’esprit traditionnel qui survivent encore. Toute tentative “traditionaliste” qui ne tient pas compte de ce fait est inévitablement vouée à l’insuccès, parce qu’elle manque de base ; il est trop évident qu’on ne peut s’appuyer que sur ce qui existe d’une façon effective, et que, là où la continuité fait défaut, il ne peut y avoir que des reconstitutions artificielles et qui ne sauraient être viables ; si l’on objecte que le Christianisme même, à notre époque, n’est plus guère compris vraiment et dans son sens profond, nous répondrons qu’il a du moins gardé, dans sa forme même, tout ce qui est nécessaire pour fournir la base dont il s’agit. La tentative la moins chimérique, la seule même qui ne se heurte pas à des impossibilités immédiates, serait donc celle qui viserait à restaurer quelque chose de comparable à ce qui exista au moyen âge, avec les différences requises par la modification des circonstances ; et, pour tout ce qui est entièrement perdu en Occident, il conviendrait de faire appel aux traditions qui se sont conservées intégralement, comme nous l’indiquions tout à l’heure, et d’accomplir ensuite un travail d’adaptation qui ne pourrait être que l’œuvre d’une élite intellectuelle fortement constituée. Tout cela, nous l’avons déjà dit ; mais il est bon d’y insister encore, parce que trop de rêveries inconsistantes se donnent libre cours actuellement, et aussi parce qu’il faut bien comprendre que, si les traditions orientales, dans leurs formes propres, peuvent assurément être assimilées par une élite qui, par définition en quelque sorte, doit être au-delà de toutes les formes, elles ne pourront sans doute jamais l’être, à moins de transformations imprévues, par la généralité des Occidentaux, pour qui elles n’ont point été faites. Si une élite occidentale arrive à se former, la connaissance vraie des doctrines orientales, pour la raison que nous venons d’indiquer, lui sera indispensable pour remplir sa fonction ; mais ceux qui n’auront qu’à recueillir le bénéfice de son travail, et qui seront le plus grand nombre pourront fort bien n’avoir aucune conscience de ces choses, et l’influence qu’ils en recevront, pour ainsi dire sans s’en douter et en tout cas par des moyens qui leur échapperont entièrement, n’en sera pas pour cela moins réelle ni moins efficace. Nous n’avons jamais dit autre chose ; mais nous avons cru devoir le répéter ici aussi nettement que possible, parce que, si nous devons nous attendre à ne pas être toujours entièrement compris par tous, nous tenons du moins à ce qu’on ne nous attribue pas des intentions qui ne sont aucunement les nôtres. »
La crise du Monde Moderne, René Guénon



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