mardi 30 septembre 2014

Le Salon aux Trois Lampes, Rue Saint-FlorentinEdouard Vuillard(Musée d’Orsay, Salle 54)

Le sujet de cette toile d’Edouard Vuillard peinte en 1899 est assez banal : un salon, éclairé par trois lampes, où une femme (Misia Edwards en l’occurrence) est penchée sur son bureau tandis que son mari lit un livre à l’autre bout de la pièce; entre eux, un ami du couple se balance sur un rocking-chair. 

Cependant le sentiment de familiarité que devrait légitimement nous inspirer l’ordinaire de cette scène cède, dans un premier temps, devant une impression poignante d’étrangeté : quelque chose ne va pas, il y a trop de meubles, d’objets, de tapisserie et de couleurs. L’atmosphère est saturée, presque irrespirable, si bien que l’on se trouve face à cette toile comme confronté à une phrase trop longue dont le sens, à l’origine pourtant évident, aurait fini par se perdre dans un déluge de mots. Ici l’aspect concret de ce que l’on voit menace toujours de s’évanouir dans la plus parfaite abstraction, comme si les humains et les objets pouvaient se dissoudre dans un tourbillon de taches colorées. 
Ce trouble est augmenté par l’indistinction, d’ailleurs assez caractéristique chez Vuillard, des êtres et des choses, l’impression que la matière du décor est identique à celle des corps et que si les premiers ont l’air un peu figés les seconds sont susceptibles de se mettre à bouger : si le cou de Misia Edwards est un peu raide le rocking-chair nous semble sur le point de basculer. 
Il nous faut donc un certain moment d’adaptation avant de percevoir le quotidien derrière l’étrange, pour comprendre avec quelle exactitude Vuillard est parvenu à saisir et retranscrire le calme des dimanches trop longs, ce moment où la présence des autres, y compris quand ils sont nos invités, nous est devenue si naturelle que l’on se sent libre de se consacrer à une occupation qui ne les concerne pas : c’est la posture relâchée de l’ami au centre du tableau, son regard vide et sa tête qui, sans le soutien de sa main, ne manquerait pas de s’écrouler. S’il se permet une telle attitude, c’est sans doute qu’il a conscience de n’être pas vu par les autres et, de fait : le mari est absorbé par sa lecture, Misia Edwards a la tête baissée.
Je ne connais rien du caractère d’Edouard Vuillard et je projette peut-être sur lui un tempérament qui n’était pas le sien, mais en regardant ce tableau j’ai l’idée de quelqu’un qui prendrait beaucoup de plaisir à observer la vie telle qu’elle se donne quand plus personne n’y fait attention, quelqu’un qui refuserait de baisser la garde quand tout nous y invite et qui serait heureux de surprendre la concentration d’une femme ou la fatigue rêveuse d’un homme. Comme si la vie dans ce qu’elle avait de plus ordinaire n’en finissait jamais d’être étonnante, merveilleuse, et que ces instants là recelaient plus de promesses que n’importe quel évènement plus mouvementé.
En regardant ce Salon aux Trois Lampes j’ai l’impression que Vuillard s’applique à redonner toute son importance, sa beauté, à des moments qui nous apparaissent comme dans le creux de la vague. Le sentiment que cette peinture nous rappellerait un certain plaisir d’être au monde, de pouvoir observer la façon dont les intérieurs s’ordonnent, les couleurs se côtoient et les hommes se comportent. Or une fois que nous avons quitté le musée et que nous sommes de retour chez nous, le souvenir de cette toile tend à nous rendre les choses qui nous entourent plus présentes, comme si nous étions plus impliqués dans le monde et que notre regard avait trouvé une acuité nouvelle, parvenait à mieux voir ce que jusque là l’habitude nous cachait.

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C'est un devoir que j'ai rendu l'an dernier, on devait décrire une expérience esthétique. Je l'ai écrit à la va-vite (comme toujours) et je n'ai pas eu une bonne note, mais je l'aimais bien.