vendredi 10 avril 2015


Je traverse une grave crise qui ne se résoudra qu’à la faveur d’un renoncement partiel. Si je rentre je tire un trait sur mes études, si je reste en France je suis malheureuse et Rome est pour l'heure suspendue comme un énorme point d'interrogation. Tout est incertain, je ne veux rien regretter. Je suis tétanisée. 
Souvenir d’une discussion particulièrement violente avec Claire où, tandis qu’elle se plaignait de la précarité de son statut, je lui avais rétorqué qu’elle aurait peut-être un meilleur salaire si elle était partie se former ailleurs. Elle m’avait dit « c’est à dire que moi je préfère rester chez moi, avec ma famille ». Il s’agissait moins pour elle de se défendre que de m’accuser ouvertement d’avoir été infidèle, je l’avais bien compris et je m’étais mise à pleurer. 
À ce sujet, mon père dit : ta grand-mère est rentrée alors qu’elle était en troisième année de médecine, c’était la guerre, elle est devenue institutrice et l’est restée toute sa vie; moi, je suis rentré parce que mon père était malade et je suis devenu pion, tu connais la suite mais je l’ai toujours regretté; toi, ne fais pas cette erreur, ne gâche pas ton potentiel. (Mais quel potentiel ? De temps en temps on sort l’étendard de mon potentiel et on le brandit comme une menace, je déteste ça.)
Quand mon père m’expose tout cela je ne le lui fais pas remarquer qu’il a occulté l’exemple de ma marraine, sa soeur, brillante étudiante en lettres classiques qui décide de tout arrêter pour devenir assistante sociale… tout concourt à me donner l’impression d’être rattrapée par un penchant ancestral qui dépasse de loin mes simples aspirations. 
La raison me dicte de finir ce que j’ai à faire ailleurs avant de revenir, d’arrêter de me poser toutes ces questions. Rien n’y fait : c’est comme si je devais lutter contre la gravité, la mobilisation de toutes mes forces n’y suffit pas. Je n’arrive plus à m’ôter cette perspective de l’esprit. 
C’est irrationnel, il y a quelques jours encore j’avais Rome en ligne de mire incontestée et incontestable. Tout s’est effondré d’un coup. Je suis perdue. 

« C’était son propre de ne pas savoir choisir. Il avait toujours un geste de retard et un désir d’avance.»L’Europe Buissonnière, Antoine Blondin. 


L’autre soir, j’étais encore à Bastia et comme je n’arrivais pas à dormir, pour passer le temps, je suis partie chercher l’édition Quarto des oeuvres de Flannery O’Connor. Ma première idée était de lire une nouvelle mais je me suis retrouvée à feuilleter sa correspondance. Je l’avais déjà lue il y a trois ans — dans la collection l’Imaginaire, celle-ci était donc vierge de toute annotation — et en quelques secondes à peine, je n’avais pas encore tourné trois pages, je suis tombée sur une lettre du 9 juin 1957 dont je me souvenais toujours parfaitement, et qui débute comme suit : « Ainsi, ce sera peut-être le Sud pour vous. N’attendez aucune condoléance de ma part. Je me suis retrouvée confrontée à ce genre de Retour. Je me sentais alors pieds et poings liés, et je me résignais comme on se résigne à l’inévitable, à la mort. Je pensais que ce serait pour la fin de toute création, de toute oeuvre, de tout TRAVAIL, mais, comme je vous l’ai dit en vous quittant devant la grille, ce n’était qu’un début. » Je me suis mise à pleurer — je pleure tout le temps en ce moment, c’est infernal — parce que j’étais émue de n’avoir rien oublié de cette correspondance, de voir qu’elle avait comme continué à murir en moi sans que j’y prenne garde et, qu’avec le temps, beaucoup de ce qu’O’Connor avait écrit s’était mêlé à ma pensée, au point que je ne puisse plus déterminer l’origine d’idées qui venaient pourtant directement d’elle. Je crois d’ailleurs que le fantasme d’un retour synonyme de réel début — début de quoi ? Dieu seul le sait — en est un bon exemple. Il y en a beaucoup d’autres, liés à la religion surtout. J’ai même eu la surprise de retrouver clairement formulée une pensée qu’il me semblait pourtant avoir eue pour la première fois peu après la vigile pascale; j’étais émerveillée qu’elle puisse venir de si loin, la permanence cachée des choses me touche toujours énormément.