mardi 5 novembre 2013

journal


9 octobre 2013
Ce sentiment indescriptible d'être à sa place et d'en avoir pleinement conscience, cette joie discrète, quotidienne, sereine, sans tapages ni effusions qui m'accompagne partout depuis le début de l'année et que rien ne semble pouvoir ébranler : j’ai rencontré mes études, comme disait P. Quelque part je lui dois une fière chandelle, c’est lui qui m’a fait comprendre mon erreur - j’ai seulement refusé un temps d’admettre que c’en était une. J’aurais pu rester en droit, refaire une première année, l’obtenir, continuer dans cette filière et finir je ne sais où, n’importe où. On dit le droit mène à tout, j’entends le droit mène nulle part. Continuer en droit c’était refuser de choisir, refuser de m’investir, refuser d’y aller vraiment, sans retenue, comme je vais aujourd’hui à l’université avec la certitude que ce temps là ne déborde pas sur ma «vraie» vie, ne lui enlève rien, mais que les deux se confondent parfaitement. 




15 Octobre
X m'impressionne terriblement. Je ne me sens jamais à la hauteur des gens qui me plaisent. Ce qui m'intimide le plus chez lui c'est qu'il a l'air, et c'est bête à dire, de connaître la vie, de maîtriser un certain art de vivre qui lui donnerait "un prestige considérable" comme dirait Nimier dans un tout autre contexte. Et il me semble que les hommes comme lui  ne sont pas faits pour fréquenter des filles comme moi. Par fréquenter je n'entends pas sortir avec ni rien de ce genre, je l'emploie dans son sens le plus élémentaire, mais même ça, rien que ça, c'est déjà contre-nature. Comme Y qu’on envisage mal en compagnie d'autres types de filles que celles avec qui il publie des photos sur facebook. 


19 Octobre
Ce matin longue discussion avec Christine, en partie sur ma mère, sur cette manière qu’elle a d’être ingénument égoïste. Quand Leila me demandait «mais qui elle veut faire chier là ?» et que je lui répondais «personne», j’avais raison, il n’y a chez elle aucune volonté de nuire, juste la peur d’affronter les choses en face, de s’impliquer, d’être contrariée. 
Ma mère me fait l’effet d’un courant d’air, jamais constante, sans but précis, avec pour simple boussole ses envies, ses caprices. Elle m’aime, je ne peux pas croire qu’elle ne m’aime pas, mais dans les limites de son possible à elle, qui ne sont pas celles de mon père. En fin de compte le plus gros défaut de ma mère c’est mon père : si je ne pouvais pas les comparer l’un à l’autre, sentir que les sacrifices faits par mon père sont trop grands pour être justes, alors peut-être que je ne me serais encore rendue compte de rien. 


26 Octobre
Il est 3h30 du matin, je suis censée prendre l’avion dans quelques heures. (...)
Et mon lave-linge fuit, voilà autre chose. Je m’en suis rendue compte il y a environ vingt minutes, j’en ai pleuré. Je me sens prisonnière, prise au piège à Paris, je voudrais pouvoir me reposer dans les bras de mon père, me laisser aller, arrêter d’avoir toutes ses responsabilités d’adulte qui pèsent sur mes épaules et redevenir sa fille, je veux dire comme avant mon départ, comme quand on est enfant. J’attends qu’il soit six heure pour l’appeler. Je n’ai pas envie de rester ici et pas envie de partir. Je ne sais pas quoi faire. Cette nuit rien ne va. 

*
Rencontré plusieurs personnes à la fac à cause de l’absence du tuteur. Juliette et Félix, d’abord. Juliette a ce drôle d’aspect à la fois vieux jeu et très enfantin, de ces enfants que l’on juge immédiatement un peu bizarres parce qu’étrangers aux modalités de la vie sociale, décalage dont on se rend d’autant mieux compte qu’on est un adulte et qu’on observe tout ce manège de loin. On ne sait jamais quand elle va parler ou rire ni encore moins ce qu’elle va dire, c’est un peu déstabilisant mais plutôt touchant. Qui plus est elle s’est avérée être drôle, ce qui n’est pas rien. 
Félix est suédois, il parle un excellent français et je le devine très intelligent. Quand on le voit on l’aime déjà ; son côté grande santé, pleine forme des gens venus du Nord. Il est simple, souriant, sa gestuelle souple. Il dit toujours des choses pertinentes. À un moment on s’est mis à parler cinéma, je disais que j’aimais Bette Davis, que c’était celle qui jouait dans All About Eve, et il a dit «ah oui d’accord» et on s’est mis à citer en coeur la fameuse réplique culte «fasten your seabelts, it’s going to be a bumpy night» sans ce côté prétentieux des cinéphiles, je crois, mais un peu à la manière dont Élodie ou Lara aurait dit «Voiiiituuuuure - Engaaagemeeeeent» il y a de ça quelques années maintenant : avec un sourire entendu mais sans s’y attarder. 
Enfin une troisième fille dont j’ai oublié le prénom et qui est en seconde année, très intéressante. Le premier jour je l’avais crue un peu psycho rigide, du genre à souligner ses titres avec une règle - alors qu’il ne s’agissait que d’un cours de tutorat, autrement dit du vent. Mais en fin de compte pas du tout. Après avoir fait plus ample connaissance je l’ai trouvée adorable, bienveillante, j’avais envie d’en faire ma copine. À un moment on discutait de nos profs, j’évoquais C. et elle m’a dit d’un air réellement mélancolique (avec peut-être une légère crainte de me faire de la peine) «mais tu sais... il paraît qu’ils font ça tous les ans» j’ai ri et répondu que oui, j’étais au courant, et elle a ajouté «moi ça m’a abattue de l’apprendre»  comme un peu surprise par ma gaité, alors j’ai entamé le refrain classique du si tu savais à quel point moi aussi ... mais je m’y suis faite. 
L’an dernier elle avait un prof commun avec David, j’ai voulu savoir si par hasard elle se souvenait de lui ; elle m’a demandé s’il était brésilien, j’ai dit non, mais que je me souvenais avoir justement parlé d’un brézilien avec David qui était aussi dans ce cours et qui lisait Kierkegaard, elle m’a dit oui, voilà, et on s’est comprises. 
*
En Italien Alice m’interroge : «tu rentres en corse pendant les vacances ?» je réponds oui, elle me dit «eh oui... moi aussi je rentre dans mon trou». Je n’avais plus envisagé la corse comme un trou depuis bien longtemps mais je n’ai pas protesté.


28 Octobre 
Après de nombreuses péripéties j’ai fini par arriver dimanche à Bastia. Aujourd’hui j’ai acheté des robes du vernis et mon parfum. Pas travaillé. 

30 Octorbre
Hier travaillé trois heures et croisé entre autres madame M. Elle m’avait laissé un souvenir étincelant, celui d’une femme brillante et passionnée, excellente professeur : hier elle avait ses deux enfants avec elle, l’air fatigué, usé, je me suis dit c’est ça la fatigue des profs, cette espèce de voile qui les embaume, même les meilleurs finissent par y passer et voilà ce qui m’attend.   


3 Novembre. 
(2:50 du matin) Je suis enfin revenue sur Paris. Moments marquants du séjour : mon père et moi devant le tombeau familial, silencieux, lui sans doute perdu dans ses souvenirs et moi saisie par le regret d’en manquer ; ma mère, au bord des larmes, se sentant prise au piège (...), est-ce qu’elle regrettait d’avoir à être mère à ce moment là ? 
*
Thomas m’a fait l’oghju, il a dit n’avoir jamais vu de l’huile se dilater aussi vite. C’était pour ça que tout allait tellement de travers ces temps-ci. 
*
(..) On voudrait leur dire mais fermez là où je vous fais avaler vos dents ! Mettre un bon coup de tête et leur rappeler à quel point ils ne sont qu’une bouche et la moitié d’un cervelet. Voilà ce qu’ils méritent. 
Ça a beau me mettre les nerfs je continue de les lire tout en pensant à ces deux jeunes croisés furtivement sur la route du village. Tous les deux appuyés contre un 4x4, l’un en débardeur l’autre en t-shirt noir, ils étaient immobiles et j’avais l’impression qu’ils étaient à la fois déjà là il y a 100 ans et en même temps là pour toujours. Comme ils étaient beaux, contrairement aux affreux dont je parlais tout à l'heure. 


4 Novembre. 
Revu Felix et Juliette, toujours la même complicité immédiate, y compris avec un de leur ami. Felix m’a demandée si j’avais vu que Théorème passait à la cinémathèque. Ça me plait beaucoup, ces gens me plaisent beaucoup. Je suis la première à m’en étonner du reste. Longtemps que je n’avais plus ressenti d’enthousiasme pour des gens. Je veux parler d’un enthousiasme doux, pas d’un rapprochement éclair qui retombe aussitôt, pas de ceux qui s’estompent après deux semaines, pas des «mais au fond qu’est-ce que j’en ai à foutre ?» au bout de quelques jours. Eux n’attendent rien de moi, je n’attends rien d’eux et je les trouve charmants. Voilà tout. 

jeudi 3 octobre 2013


Paris, le 3 Octobre 2013



Chère Nastassja,
(...)
Le centre clignancourt a beaucoup changé. L’an passé c’était un bâtiment de type hangar qui tendait à une certaine modernité tout en restant partiellement inachevé. On sentait bien que quelque chose manquait : on aurait dû le trouver confortable et accueillant mais il avait surtout l’air vide, avec çà et là quelques poufs fluos, comme si une femme en allions s’attifait d’un boa rose bonbon et de boucles d’oreilles turquoises. Je me souviens la première fois que j’y suis allée avec David, je venais de quitter l'hypokhâgne et je me suis dit : ça y est, tu t’es jetée du toit d’un immeuble, celui des classes sociales, et tu es entrain de te prendre le trottoir en pleine bouche. Partant de là, c’était évident que je n'allais pas y restée longtemps. Tu connais la suite. 
Cette année mon état d’esprit aussi a beaucoup changé. J’essaie régulièrement de jauger les inconvénients qu’impliquent mon choix à l’aune de mon désir. Il y a la puanteur sur la ligne 4 le matin, Laetitia, les autres redoublants ridicules, les nouveaux ridicules, les profs pas passionnants, les heures de creux etc. et je me demande si cette envie parfaitement abstraite et un peu folle de faire des études de philosophie est assez forte pour que je ne tienne pas compte de ces contingences plus ou moins désagréables mais très concrètes. Pour l’instant oui, elle l’est. J’y retourne chaque jour un peu plus sereine, satisfaite, la routine s'installe et je regarde les choses se passer avec la conviction qu’elles n’ébranleront pas ma détermination, quoiqu’il arrive. Tu dois connaître ça, sinon tu ne serai pas restée en prépa et tu ne serai pas à Mulhouse aujourd’hui. 
Mais je n’y tiens plus, il faut que je te parle des gens. Quand on s’appelle je ne prends jamais vraiment le temps de te les décrire, je ne fais que les évoquer ou te décrire tel fait dans lequel ils étaient impliqués. D’abord, V. Il était déjà là l’an dernier et avec David nous l’appelions, lui et deux de ses compères, Conciliabule. Ils étaient tout le temps derrière nous entrain de parler en nous regardant, ou du moins ils nous en donnaient l’impression, d’où leur nom de code. Les deux autres ont disparu mais il reste V. et nous avons quasiment choisi tous nos cours en commun. Hier j’ai eu David au téléphone, il m’a parlé d’un type qu’il a décrit comme étant «d’une banalité affligeante» et c’est sans doute ce qu’est aussi V. mais c’est précisément ce qui me le rend sympathique, surtout dans ce cursus où les trois quarts des élèves se sentent obligés d’affirmer par toutes sortes d’artifices leur originalité. Parfois je le trouve beau. (...) Quand j’essaie d’isoler ce que précisément je trouve beau chez lui je n’arrive pas à grand chose, tout juste à une foule d’hypothèses un peu ridicules. Je t’en dirai plus quand j’en saurai plus, mais pour revenir juste un instant à son absence d’originalité, j’ai trouvé l’autre jour dans le deuxième volume de Tel Quel quelque chose qui me semblait incroyablement juste et qui devrait te plaire : 
Originalité. - Il est des gens, j’en ai connu, qui veulent préserver leur «originalité». Ils imitent par là. Ils obéissent à ceux qui les ont fait croire à la valeur de «l’originalité». 
C’est très drôle pour moi de relire Valery, de voir les passages soulignés en troisième et qui ne font pour la plupart plus du tout sens, alors qu’il me semble être passée à côté des pensées les plus essentielles. 
Mais pour en revenir à la fac, j’ai hâte que les amphis se vident pour qu’émergent de nouvelles têtes, de nouveaux héros, comme on disait l’an dernier avec David. D’ailleurs, quand j’y pense, c’est la première fois que je suis seule en fac. Il y a eu David d’abord et Thomas ensuite. Peut-être qu’être seule était pour moi l'unique moyen de prendre vraiment mes études au sérieux. Dès qu’on est deux, pour peu que l'on ait pas exactement la même conception de ladite matière on sent trop que nos efforts sont inutiles. C’est si simple d’être là, sans objectif et de penser «après tout qu’est-ce que je m’en branle de Descartes ?». 
(...)

vendredi 30 août 2013

J'ai tendance à nous mettre un peu abusivement dans le même panier, Laura et moi, parce que penser "on" me permet d'aller plus loin, d'être plus honnête aussi, que si je me contentais d'être mon seul sujet d'analyse. Je me sens plus libre d'examiner froidement ces choses qu'on refusera toujours de s'avouer et qui deviennent plus viables sous l'étendard du "on". Et puis des fois je pense à elle et je comprends des choses sur moi et je finis par penser que ça nous concerne autant l'une que l'autre, jusqu'au jour où on en parle et où je réalise que pas du tout.
Tout ça pour dire qu'un soir on avait une de ces discussions sans tabou un peu débridées que permet l'alcool, ou plus exactement l'abus d'alcool (juste, j'ouvre une parenthèse pour vous dire que si un jour vous faites un bière-pong et qu'il n'y a plus de bière pour finir la partie, n'attaquez pas au vin, parce que comme dit le proverbe et comme je l'ai appris à mes dépends : bière et vin égal venin, parole d'une fille qui supporte tous les autres mélanges possibles et imaginables, celui là est mortel - fin de cette parenthèse conseil consommation d'alcool), on se questionnait sur cette propension qu'on a à un peu trop idéaliser les relations amoureuses et à tomber facilement dans... dans une sorte de pudibonderie légèrement obsolète, disons le comme ça, et Laura de conclure que c'était à cause de la Comtesse de Ségur, parce qu'elle l'avait trop lue étant petite. Du coup moi aussi je cherchais mon coupable et comme je n'en ai trouvé aucun (4 filles et un Jean ou LBD ça ne compte pas, soyons sérieux) j'en ai déduit qu'il n'y en avait pas, ni pour elle, ni pour moi, et qu'on appartenait tout simplement à une catégorie de jeunes filles aussi intemporelles qu'imperméables aux modes, seulement ça a longtemps, pour ne pas dire toujours, été la mode, voire la norme, et ça ne l'est plus : d'où ce sentiment de décalage assez inconfortable.
Le lendemain, j'ai continué de penser à cette discussion et je me suis dit ça : on a vingt ans, laura un peu plus, moi un peu moins, mais peu importe, nous sommes encore jeunes, ce qui nous dérange c'est cette frontière invisible entre jeunes filles tardives et vielles filles précoces, on ne sait pas où elle est et si un jour on le découvre cela signifiera qu'on sera passées de l'autre côté. C'est le spectre de la vielle fille qui nous angoisse, plus que le statut de jeune fille un peu anachronique.


dimanche 18 août 2013





Avec Vanina on s'est toujours disputées, puis réconciliées, puis re-disputées etc., c'était une amitié passionnelles comme seules peuvent l'être celles des enfants, jusqu'au jour où nos chemins ont véritablement divergé et depuis la cinquième on se fréquente plus. Pourtant on est du même village, on habite en face l'une de l'autre à bastia, on a été dans le même collège puis dans le même lycée, mais enfin chacun avait ses amis, ses centres d'intérêts, on se disait bonjour comme ça, on se parlait de temps en temps, vite fait. Mais en septembre prochain elle monte vivre à Paris et je sais que nous nous reverrons, qu'elle entrera dans ce cercle qui était le notre cette année, nos différences auront disparues. Cela me donne l'impression que ma vie tourne littéralement en rond. Ce n'est pas vraiment désagréable : au fond, la retrouver elle c'est retrouver un peu de mon enfance, de notre enfance commune. Elle se souvient sûrement de cette femme que nous avions appeler PV et qui faisait une drôle de gymnastique dans la piscine, et du jour où en descendant de la cabane on avait croisé ce chien immense qui nous avait fait tellement  peur et des batailles d'eaux, des Gestapos, de l'histoire du chewing-gum, des gamelles, de cette dispute où l'on ne s'était plus parlées pendant 4mois entiers, record absolu, alors qu'on était dans la même classe et au même endroit pendant les vacances, que sont devenus célia, jean-baptiste, ambre qu'elle détestait tant, ou nathalie, et comment s'appelait ce type qui me faisait tellement rire au cm2, jean-pascal ? jean-pierre ? pierre-jean ? le nombre de discussion possible est infini, et peut-être que nous les aurons, mais peut-être aussi qu'on se contentera de vivre nos vingt-ans sans ressasser inlassablement les mêmes anecdotes, peut-être qu'on se dira juste où on sort ce soir ? qu'est-ce que tu fais demain ? et nous partagerons de nouveau une grande complicité, immédiate, évidente, parce que nous avons ces souvenirs là, ce passé là.
Il y a quelque chose avec les autres du villages, même si certains me fatiguent je ne peux que les aimer ; on ne partage que ce lieu, pourtant cela suffit à susciter en moi une grande bienveillance à leur égard. Un jour Élodie en me montrant un cailloux m'a dit "ça c'est moi" et je comprenais bien ce qu'elle voulait dire, chaque pierre, chaque rue, chaque arbre, au village, c'est moi, c'est elle, c'est nous et c'est ce qui fait qu'on continue d'y monter tous les étés, plus ou moins longtemps, et qu'on y sera toujours chez soi, pétri du  sentiment d'appartenance à une communauté, à une famille élargie pour laquelle on éprouve cette affection sans condition rationnelle, indépendante des qualités réelles des uns et des autres.

mardi 9 juillet 2013

Je suis au milieu des vacances 
Comme un acteur sans scénario, 
Mais je sais que les autres dansent 
Et qu’ils se filment en vidéo 
Le sens du Combat, Michel Houellebecq


Quelque chose me répugne dans l'énergie qu'on dépense pour donner à ses vacances des allures sulfureuses (de l'alcool, du sexe, de la débauche en somme) ; les miennes sont bien paisibles, charmantes, rien d'affriolant, rien de tape à l'oeil. Du cinéma, de la littérature, quelques promenades.
 Je n'ai rien contre les gens qui font la fête en soi, j'aime ça même des fois, mais c'est le besoin de mise en scène qu'y en découle qui me dérange, comme si on devait surjouer pour se convaincre qu'on s'est amusé.
Un été avec Élodie on s'amusait à prendre des photos de nous faussement hilares, c'était à celle qui avait l'air de s'éclater le plus ; la fête instituée comme système, mode de vie strictement réglementé, les samedis soirs en guise de messes dominicales me font le même effet que ces photos : une tristesse infinie.
Comme quand on boit pour boire, j'ai le souvenir de quelques soirées tous assis en cercle sur la place de St Christophe à se saouler comme des indiens dans la réserve, en compagnie de blaireaux qui ont le "vin petit et la cuite mesquine" ; les lendemains étaient difficiles, je les redoute chaque année.



Les relations qui outrepassent les contingences matérielles mais n'en tiennent pas moins une place importante dans notre quotidien tant elles nous semblent être à la base de la moindre de nos pensées, ces amitiés là m'inspirent énormément de tendresse au point d'hésiter parfois à y prendre vraiment part, comme si leurs existences théoriques se suffisaient à elles-mêmes.
J'ai aussi observé chez mes copines ce désir d'être spectatrices autant qu'actrices : "il faudrait qu'on puisse en parler comme s'il ne s'agissait pas de nous" me disait Nastassja à propos de L., mais s'il y a cette volonté d'en être et de le commenter tout à la fois, de se décaler, autant l'autre que soi-même, et de partager avec lui le rôle des tiers complices, il y a aussi cette peur de ne plus jamais pouvoir être autre chose que l'observateur attendri de ce qui, par définition, n'évoluera jamais plus, figé dans le souvenir qu'on en a, la mythologie qu'on en a fabriqué.

lundi 17 juin 2013



En prenant quelques photos du village avec mon iphone je remarque qu'elles pêchent souvent par excès de fidélité au réel. Les couleurs et la lumière y sont sans doute les bonnes mais ce ne sont pas celles que j'attendais, qu'il me semblait avoir vues. Il y a ce désir de faire apparaître nos sensations du moment, quelque chose qui rappelle le bruit de la fontaine, le chant des oiseaux ou notre joie d'être là à cet instant précis qui reste insatisfait devant la qualité objective de l'image. 


Pour des raisons pratiques j'ai passé toutes mes vacances au village de ma mère, délaissant complètement celui de mon père où je n'allais jamais qu'à contre-coeur, parce qu'il fallait bien voir ma grand-mère. Je n'y ai presque aucun souvenir, si ce n'est quelques après-midi par-ci par-là, ma grand-mère m'offrant des petits princes, mon père m'apprenant à tirer dans l'arrière-cour et un sentiment de gêne diffus devant cet espace qui se refusait à moi, dont je comprenais mal les codes, qui est parent avec qui, qui est ami avec qui, qui est de la famille ou qui ne l'est pas ; j'étais aussi impressionnée par la hauteur des châtaigniers, l'abondance des fougères, des rivières, toutes ces choses inexistantes au village de ma mère et qui m'étouffaient au point de les décréter laides et sans intérêt dans l'espoir de mieux les oublier. Cette année pourtant j'ai ressenti le besoin d'y retourner. Nous allons dans la maison de mon arrière grand-père que plus personne n'a habitée après lui et qui tombe doucement en ruine, comme celle de ma grand-mère d'ailleurs, quoiqu'un peu moins vite peut-être. 
Je contemple longtemps ces objets qu'on a posé là sans y prendre garde et dont la place est restée la même depuis la disparition de mon grand-père ; on dirait que les morts successives ont fixé par à-coups le fruit de la spontanéité et qu'y toucher, les changer de place, c'est effacer un peu les vies dont ils témoignent : je laisse à mon père cette lourde responsabilité. 



Quand mon père me raconte ses souvenirs il parle d'un monde qui aujourd'hui n'existe plus : son grand-père qui faisait le tour du canton à cheval en costume blanc, "comme un seigneur de la pampa", la première fois qu'il a vu un hélicoptère, ses parents qui le laissaient en short même en hiver (jusqu'à ses 10 ans) pour le rendre plus fort, cette fois où il avait tué une poule au pistolet par mégarde, et ces histoires qu'on lui a racontées et dont je serai à mon tour garante après sa mort. C'est si loin de nos conditions de vie actuelles et pourtant si proche dans le temps qu'on a du mal à y croire, comme quand on voit des tribues amazoniennes à la télé : on trouve ça beau mais on se sait incapable de vivre comme eux parce que trop habitués à notre petit confort, on a tellement de mal à comprendre comment ils y arrivent qu'on se demande s'ils sont faits comme nous.

jeudi 13 juin 2013


J’étais descendu à l’hôtel de la Boule d’Or à Méreuil, dont la propriétaire, madame Carré, m’avait connu jeune homme, lorsqu’elle était une petite fille. Loger à l’hôtel dans sa ville natale, c’est bien naturel; tout a changé et l’on est devenu un étranger; pourtant j’ai reconnu la lumière sur les noyers et les prairies.
Vivre à Madère, Jacques Chardonne.


Mais cette nuit le rapport s'est inversé, et l'exil est ici, le centre là-bas.
Les Nuits de La Pleine Lune, Eric Rohmer.


Il y a les façades criardes ou délavées, les filles un peu vulgaires au bronzage uniforme, les garçons avachis à la terrasses des cafés, sûrs d'être où il faut bien comme il faut. Ça a toujours été là mais les habitudes adoucissent le réel, le fragmentent, et je suis partie pendant des mois : j'ai eu le temps de les perdre. 
Le banc des concierges est à sa place sauf que je n'aie plus rien à y faire. Je l'aperçois à peine quand je passe devant le lycée en frôlant des gens qui ne sont ni Ramatou ni Francescu, que je ne connais pas, à qui je n'ai rien à dire. 
L'impression de voir un film que j'aime dont tous les plans auraient changé d'échelle: ce que j'aimais est encore là, je découvre simplement ce qu'il y avait autour, ce qui était hors-champs. Je savais que ça existait comme on sait que la terre tourne, je pouvais le pressentir aussi parfois mais je n'éprouvais jamais l'envie d'y regarder de plus près. 
Mon séjour est à présent sans but, il en restait un (parler à Monsieur C., d'une certaine façon le désacraliser) mais j'y ai renoncé, alors il n'y a plus de hiérarchie du tout et ces détails qui étaient mon centre de gravité il y a un an sont noyés dans le reste, ce qui était à la même époque sans importance, périphérique. C'est le contre-coup du départ enfin parachevé, j'ai envie de rentrer à Paris. 
Mes livres, mon intégral de Rohmer, ma caissière préférée, ces choses autour desquelles se façonnent nos vies, tourne notre quotidien et qui nous deviennent charmantes parce que si souvent observées ou répétées, ces choses là sont à Paris et elles me manquent. Je parle d'un Paris en plan serré, limité aux endroits que je fréquente, à mon petit périmètre, qui n'est donc pas le Paris en général où j'étais sans repère au mois de Septembre 2012 ni le Paris en vrai comme aujourd'hui j'ai l'impression de voir Bastia en vrai. Voilà pourquoi je pars le 20. 

mercredi 5 juin 2013

Précision du côté de ce qu'on refuse, imprécision du côté de ce qu'on souhaite : telles sont les deux conditions fondamentales de cette persistance du désir inhérente au désir de rien. 
Le Réel - Traité de l'Idiotie, Clément Rosset. 


Il y a quelques temps, quand Ramatou, Francescu et moi passions nos récrés sur le bancs des concierges j'avais inventé une théorie dite de la Belle et la Bête, qui visait à expliquer pourquoi toutes les filles (que je connais, du moins) préféraient la Bête sous son apparence de bête.
L'idée c'était ça : si on préfère la Bête quand elle est bête c’est qu’on peut projeter sur elle, à ce moment là, ce qu’on aimerait qu’elle soit et qui est pour l’heure caché par sa malédiction. Pourtant on est incapable de le définir, on se dit juste que le type dessous va nous plaire, on l'aime déjà, et quand on le découvre, même si dans l’idée les mâchoires trop carrées ne nous déplaisent pas, son apparence humaine nous déconcerte énormément : elle est trop ceci ou pas assez cela, bref, elle est concrète, réelle, en somme elle est visible. La bête devenue humaine nous donne l’impression étrange qu’elle ne se ressemble pas et si on est incapable de dire ce qui nous aurait plu, ou ce qu’elle aurait dû être, on sait parfaitement que ça non, pas du tout, que ce qu’on voit est dissonant. En lisant Rosset ces derniers mois j'ai compris que le plus surprenant dans cette affaire c'est qu'on puisse être si troublée alors qu'on espérerait précisément rien, qu'on ne voulait rien. On sent un décalage mais on ne parvient pas à dire par rapport à quoi c'est décalé.
Quand je suis partie pour Paris j'espérais que ce changement de décor me métamorphoserait sans pour autant savoir ce que j'espérais devenir. Je sais juste que je ne le suis pas devenue et qu'il était, du reste, impossible que je le devienne  puisque l'imprécision même de mon désir traduisait son inexistence et le rendait, de fait, irréalisable.
Ça me semble évident mais j'ai mis beaucoup de temps à le comprendre et maintenant c'est déjà l'été.
Je ne me dis pas tant mieux ni tant pis, je constate que c’est là, qu’il va falloir faire avec, s’en accommoder, monter au village, rester ici ou rentrer à paris mais sans jamais perdre de vue que je ne dois rien attendre de ces trois mois.
Finalement l’été s’apparente de plus en plus à une variation amplifiée des fins de bals, quand il ne reste plus que les hommes souls, les jeunes filles aguicheuses, les enfants épuisés endormis contorsionnés sur leurs pauvres chaises sales en plastique blanc, les parents qui ne savent plus bien pourquoi ils ne rentrent pas maintenant, qui hésitent entre s’avouer qu’ils ne s’amusent pas du tout et croire encore un peu qu’ils sont restés jeunes, puis nous, Laura et moi souvent, étonnement sobres, entrain de réaliser, doucement, qu'il est cinq heure du matin et que l'événement qu'on attendait, de quoi dire le lendemain "nan mais tu te souviens quand" ou "on se souviendra du moment où", bref que cette chose là n’arrivera plus.
L’été c’est cet instant suspendu pendant trois mois. C’est toujours trop long, trop triste et je suis très sérieuse quand je dis que je n’en veux pas mais réaliste surtout quand je sais qu’il faudra y passer de toute façon. 

samedi 1 juin 2013

Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d'Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement : «C'est elle», comme si tout d'un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons. « Elle », il essayait de se demander ce que c'était ; car c'est une ressemblance de l'amour et de la mort, plutôt que celles, si vagues, que l'on redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. 
Du côté de chez Swann, Marcel Proust.



Quand je passe mon après-midi à lire, écouter les cours du collège de france sur Proust, écrire mon journal et rêvasser un peu, il me semble après coup qu’aucune de ces actions n’en étaient réellement une au point de répondre "rien" si le soir on me demande ce que j’ai fait de ma journée.

Lorsque par miracle je sors me balader j’éprouve une déception immense en constatant que cette ville qui m’a tellement manquée au coeur de l’hiver est moins belle que dans mon souvenir et surtout que je ne l’aime peut-être pas autant ici qu’à Paris.

J’ai voulu rentrer pour voir Monsieur C, je crois, bien plus que mes parents ou amis, dans l’espoir de retrouver ma place, mon statut d’élève, tellement confortable et en adéquation avec ce que je recherche dans la vie - les relations horizontales ayant plutôt tendance à m’ennuyer. Monsieur C. représente, ou représentait, un idéal, un modèle de mentor auquel j’ai souvent pensé par faiblesse (comme on se laisse volontiers aller à son pêché mignon) puis finalement par habitude.
 Il ne s'agissait pas de l’individu mais simplement du prof, de cette image partielle, presque autonome, que j’avais de lui : Monsieur C. en classe, devant le tableau, penché sur une table, fumant à l'entrée du lycée, sa voix, le rythme de ses phrases, cette intonation qui lui était propre. C'était une figure, une icône pas tout à fait imaginaire mais pas loin. Voilà pourquoi si quelqu’un qui le connaissait avait lu les anciens articles à présent hors ligne j’aurais aimé qu’il comprenne que ça n’avait, dans le fond, que peu à voir avec monsieur C. lui-même, que la personne dont je parlais n’existe sans doute que pour moi, en moi.
Et hier au cours d’une énième tentative d’analyse, tandis que je ressassais encore une fois mes souvenirs les plus insignifiants, la réalité m'a sauté aux yeux d'autant plus brutalement que je l'avais longtemps occultée. Il fallait se rendre à l’évidence : ça n’aurait plus jamais lieu, pire, ça n’avait peut-être jamais existé, à l’instar du Bastia fantasmé pendant l’hiver ; aussi fallait-il s’y résoudre : non nous n’avions plus rien à nous dire et, de fait, nous ne parlerions plus jamais longuement, certains de ses nouveaux élèves avaient dû me remplacer et je ne pouvais pas lui en vouloir.
J'ai senti que cette pensée mettait un point final symbolique à mon année, que j'étais enfin prête à aller de l'avant. Mais le fait est qu'en octobre prochain je  serai  en L1 de philosophie. Monsieur C. a donné une impulsion nouvelle et irrévocable à ma vie. C'est assez beau pour être suffisant.

mercredi 29 mai 2013

L'autre fois je suis tombée sur les Marseillais à Cancun et je me demandais, quand je les voyais, si c'était pas un peu comme de regarder dans les yeux d'un lapin : on sait pas bien s'il comprend, s'il sait qu'il est un lapin, s'il a une âme. Et tout compte fait je crois plus en l'âme du lapin qu'en celles des Marseillais à Cancun. Pardon pour eux.

jeudi 23 mai 2013

Monsieur C., Clément Rosset et Moi.

La seule différence, ou du moins la principale différence, est qu'un film est destiné à intéresser un public, large ou restreint ; alors que le rêve n'intéresse personne en dehors de celui ou de celle qui a fait le rêve. Il ne constitue, par rapport au film, qu'une "projection privée". Il est donc essentiellement "inénarrable". Son récit fera bâiller tous vos amis et ira jusqu'à endormir votre psychanalyste, si celui-ci pousse la conscience professionnelle au point de vous écouter. - Propos sur le cinéma, Clément Rosset. 

J'ai découvert Clément Rosset en décembre 2009 grâce à un podcast des nouveaux chemins. Il m'avait enthousiasmé au-delà de l'imaginable alors je ne comprends toujours pas pourquoi j'ai attendu 2012-2013 pour le lire mais décidément je ne m'en plains pas : ça me donne trop l'impression de revivre mes cours de philo de terminale.


mardi 21 mai 2013

Je rentre demain à Paris pour quelques jours le temps de régler certains problèmes administratifs. Je me sens un peu perdue ici, un peu mal là-bas, de sorte que ma préférence ne se porte sur aucun de ces lieux et reste comme en suspend, dans l'attente d'un évènement décisif qui pourrait faire pencher la balance. Je n'ai pas revu monsieur c., j'irai sans doute lui parler en rentrant, essayer d'avoir une discussion plus longue ; je veux voir si c'est toujours possible, je le crois dans le fond mais le voir, le vivre serait rassurant et apaisant. En attendant j'ai quatre mois libres devant moi et je me lance dans la lecture de la Recherche. Je n'ai pas envie de jouer le jeu de l'été, des débardeurs et des peaux moites.

vendredi 17 mai 2013

Donc à midi je montais chez moi, à rebours des lycéens qui descendent le long du F. et je l'ai croisé. Il regardait droit devant l'air un peu contrarié, il ne me voyait pas. J'ai juste eu le temps de penser que l'homme que j'observais là était aussi l'ombre tutélaire qui m'avait obnubilée pendant toute une année, d'une façon parfois déraisonnable, avant qu'il ne tourne la tête et me remarque. Il m'a souri avec douceur, s'est approché, a posé une main bienveillante sur mon épaule et m'a fait la bise. C'est ridicule je sais mais mon coeur jouait l'ouverture de Carmen, au moins. "Qu'est-ce que tu fais là ?" j'ai répondu que je rentrais chez moi "et les études, tu as laissé tombé ?" explication rapide qui se termine sur le-droit-c'est-pas-possible "ah c'est autre chose". "Tu es là pour quelques temps ?" oui, bien sûr, "donc tu restes ici jusqu'à septembre" oui enfin non mais presque, cette manière d'insister sur ma présence me trouble un peu, je veux y voir une invitation, quelque chose qui dirait "repasse me voir". Il reprend tôt, il doit y aller, je dis "on se recroisera sûrement" et il dit oui voilà ou oui bien sûr, enfin oui quelque chose. En continuant mon chemin j'ai du mal à réaliser que "monsieur C. m'a fait la bise".
Trop de sentiments, comme on dirait sur Nrj 12.

samedi 11 mai 2013

Je me sens parfois solitaire,  
Je ne donne jamais de soirée 
J'entends ma voisine s'affairer, 
Parfois ma voisine exagère. - Renaissance, Michel Houellebecq. 

Sans raison je repense à ce jour où m'a voisine est venue chez moi pour faire connaissance. On parlait comme ça "- je fais des études de droit - vraiment ? je suis juriste", ce genre de choses, puis elle me coupe et elle dit "tu ne mets pas de musique ? c'est drôlement silencieux, ça m'angoisse" après quoi elle lève la tête, regarde mes livres et rajoute "mais t'en fais quoi de tous ces livres ?" comme si le fait que je puisse simplement les lire lui était absolument inconcevable et qu'il en existait un autre usage dont moi seule aurait le secret.
Je ne sais plus ce que j'ai répondu mais elle n'est jamais revenue me voir. 

mercredi 8 mai 2013

Il n’était pas beau, mais la tristesse et la quarante-cinquième année lui donnaient un prestige considérable. - Les enfants tristes, Roger Nimier. 

Cependant, cacher totalement une passion (ou même simplement son excès) est inconcevable : non parce que le sujet humain est trop faible, mais parce que la passion est, d'essence, faite pour être vue : il faut que cacher se voie : sachez que je suis entrain de vous cacher quelque chose, tel est le paradoxe actif que je dois résoudre : il faut en même temps que ça se sache et que ça ne se sache pas : que l'on sache que je ne veux pas le montrer : voilà le message que j'adresse à l'autre. Larvatus prodeo : je m'avance en montrant mon masque du doigt : je mets un masque sur ma passion, mais d'un doigt discret  (et retors) je désigne ce masque. - Fragments d'un discours amoureux, Roland Barthes. 




L'an dernier Monsieur C. nous disait que rien n'est plus chiant que quelqu'un qui vous raconte un rêve, rêve dont vous vous fichez et que vous ne comprenez peut-être même pas mais qu'il faut se coltiner malgré tout, couper votre interlocuteur revenant à avouer trop brutalement votre désintérêt pour sa personne. J'ai oublié ses mots et je suspecte cette retranscription d'être en partie infidèle, mais l'esprit de sa phrase reste intact. 
En revanche, je me souviens très bien lui avoir répondu qu'on racontait toujours ses rêves dans l'optique de faire comprendre quelque chose sur nous qu'on serait incapable d'avouer sans précaution. Je ne suis pas allée au bout de ma pensée ce jour là mais je voulais dire que c'est le caractère détourné de la confession qui accentue ce sentiment de guet-apens dont il nous parlait : nous n'avons pas tellement de mal à comprendre ledit rêve, on perçoit au contraire trop bien ce qu'il laisse (mine de rien) paraître. Un peu à la manière d'un mauvais film dont on dirait que les intentions du réalisateur sont trop manifestes. En l'occurrence on sent parfaitement le message derrière le récit sans toutefois pouvoir y répondre clairement : cela serait comme pointer du doigt le manque de subtilité de l'autre et nous risquerions de le vexer. On est donc littéralement pris au piège par cet aveu qui ne s'assume pas. 
Si je repense à cet échange c'est que j'ai très envie de retourner donner de mes nouvelles à Monsieur C. et en même temps trop peur de lui infliger un déballage maladroit, ayant encore moins d'intérêt qu'un rêve. Alors je l'imagine dire à ses futurs élèves "rien de plus chiant qu'une ancienne terminale qui revient vous raconter sa première année ratée dans le supérieur" et j'attends désespérément que cette envie me passe. 

mercredi 6 février 2013


"On l'attire dans le hall, il se retourne pour me dire "... je le lirai, c'est noté !" et je m'appuie contre le pilier derrière moi. Je suis juste en face de la porte et j'observe ce qui se passe à l'intérieur. Triste spectacle. Petits conciliabules éparpillés qui discutent sagement. On devine sans les entendre l'avalanche de lieux communs que déversent les bouches de ces vieilles en fourrure, de ces intellos bobos télérama france culture prof (de gauche) de français ou d'histoire. On croise toujours les mêmes têtes dès qu'il est question de culture dans cette ville. C'est pareil partout, je crois.
J'ai perdu A. de vue mais il réapparait soudain, seul, l'air un peu désorienté. Il détonne au milieux des autres. Une certaine prestance naturelle qui en impose. Il croise mon regard, marque une pose et repart vite auprès de personnes qu'il connait.

Il répète le même rôle, en boucle. D'un groupe l'autre il glisse exactement comme si quelque chose l'attendait ailleurs ; cet ailleurs n'existe pas, il le sait. C'est une excuse pour ne pas rester en place, ne pas être là.  Il les méprise tous et - pour qui sait observer - ne s'en cache même pas. 
Étrangement, j'ai l'impression que si nous nous vouvoyions j'aurais pu lui en parler franchement. Ça n'est pas une idée très sérieuse.. Le tutoiement n'en reste pas moins une impasse à toutes discussions profondes, dépouillée d'hystérie.
Je joue la scène dans ma tête : "Décidément vous n'êtes pas bien courageux, ça vous arrive de les affronter plus d'une minute ?", impossible d'imaginer, même un millième de seconde, dire : "A.,tu es un lâche". Ça sonne comme une sentence ; je n'ai pas envie de le condamner....
Quoiqu'il en soit je suis incapable de prévoir sa réponse, dans les deux cas... Elle n'aurait probablement aucun sens, aucune importance. Une fanfaronnade de plus. Au mieux.

Je me relis, là, et je repense à cette psy au C.S qui me disait "mais enfin vous n'êtes pas omnisciente ! comment pouvez vous savoir si précisément ce que les autres pensent ?". Elle avait raison. Si ça se trouve tout ça n'a jamais eu lieu que dans ma tête : A. ne serait donc pas lâche, simplement pressé et sollicité de toutes parts. Voilà tout."

Journal, 20 décembre 2012

dimanche 27 janvier 2013

Toujours ce même malaise devant les universitaires engoncés dans leurs costumes, rigides, parfois jeunes mais déjà l'air si vieux. 
R. P. qui s'approche de l'une de nous pour dire qu'un mec comme lui est certes resté toute sa vie sur les bancs de la fac mais qu'il en sait bien plus qu'un autre qui aurait fait quatre fois le tour du monde ; on sent qu'il tente de nous impressionner, de nous donner le vertige, presque de nous faire peur avec son érudition. Je ne sais toujours pas si je dois l'admirer ou m'en moquer. 
Le contraste avec monsieur M. et son éternel pull gris informe, sa manière de ponctuer ses phrases, même les plus simples, par des "mais vous comprenez, ça vous convient ?" (comme si on pouvait lui répondre "non, désolé mais on est pas d'accord, là franchement c'est pas possible") et ses heeeuuu un peu gutturaux, rauques, inattendus. Il ne nous dit jamais ce qu'il a fait avant d'enseigner ici, ou d'acheter ses livres, ni que ses méthodes sont les meilleures et je l'imagine bien entrain d'écouter Nick Cave dans son salon en pensant à l'avenir de l'U.E. J'aime beaucoup monsieur M., je crois ; je l'ai aimé dès qu'il est entré dans l'amphi, juste parce qu'il ressemblait à tous les profs que j'avais aimés avant - et ma constance  en la matière est épatante, tenez vous le pour dit. 

mercredi 16 janvier 2013



Je ne sais pas comment font les gens pour se faire des amis. Les voir une fois dans un amphi et puis les retrouver le lendemain, tous les autres jours, petit à petit le week-end. Ça fait plus de quatre mois que j'habite à paris. Sans compter mes camarades de prépa que je fréquentais par nécessité, cette fille avec qui je suis restée deux semaines en philo et qui a même manger une fois avec nous (mais qui ne nous a plus donné signe de vie ensuite) et l'erasmus italien qui venait souvent me parler, je crois qu'on peut dire que je n'ai rencontré personne. D'un coup je trouve ça effrayant.
Hier on essayait de comprendre avec David pourquoi on avait tellement de mal, lui pas tant à rencontrer des gens, il sort beaucoup, mais à nouer un lien avec eux qui pourrait aller croissant jusqu'à, bon, sans parler d'amitié, une camaraderie régulière... On a finit par remettre ça sur le compte de notre clanisme. On est monté ensemble, on reste ensemble, entre nous.
Déjà y a qu'à nous regarder. Si je voyais un mec parler un mot chti deux mot français je trouverai ça d'une beauffitude incroyable. Nous on fait ça aussi pourtant, un mot corse deux mots français, mais ça ne nous paraît pas blâmable puisqu'on a été élevé dans l'idée qu'il valait mieux être corse que français. Déjà on partait mal.
Au début je trouvais ça rigolo cette manière de resserrer toujours un peu plus le cercle. Maintenant je vois Laura : deux ans qu'elle est là et c'est plus ou moins toujours pareil. Tu m'étonnes qu'elle ait tellement l'impression que les choses stagnent. Je n'ai pas envie de continuer  à vivre dans un petit bastia reconstitué et je ne sais pas comment m'en extraire sans abandonner les gens qui en font partie.

vendredi 11 janvier 2013


«Vouloir se caser, c'est vouloir se procurer à vie une écoute docile. Comme un étayage, la structure est séparée du désir : ce que je veux, tout simplement, c'est être "entretenu", à la façon d'un ou d'une prostutué(e) supérieur(e).»
Roland Barthes, Fragment d'un Discours Amoureux.

«L’une des plus stupides conventions de ce monde est de voir le bonheur sous la forme d’un couple. Les vraies amours sont toujours déchirantes ; les autres ne sont qu’ennui, plaisir hideux, mensonge et haine. Les vraies amours sont les amours impossibles, nous ne vivrons jamais ce que nous rêvions. N’importe qui croirait que nous avons tout perdu, mais nous, nous savons que nous avons tout sauvé.»
Jean-René Huguenin, Journal.


L'idylle entre Vanina M. et Vincent V. a officiellement débutée après plus d'une semaine d'intrigues intensives, un mercredi matin, pendant un cours d'EPS à la piscine municipale. Ici, sur ce baiser maladroit et langoureux, commence l'ère des couples. Tous les 6ème1 s'en souviennent. Pourtant à l'époque aucun d'entre eux - ou pour être honnête d'entre nous, puisque j'en étais - ne comprit l'importance que les années donnerait à cet évènement : c'est à cet instant précis que nous sommes collectivement entrés dans l'adolescence.
Des choses décisives se sont jouées dans les semaines suivantes, sans que personne n'y fasse vraiment attention non plus. Il faut dire que la conscience d'avoir à grandir en vase plus ou moins clos avec les gens que nous fréquentions alors nous faisait défaut. On ne se doutait pas que chacun de nos actes pouvaient être déterminants.
Or, ceux qui n'ont pas commencé leur carrière amoureuse à ce moment là ne l'ont fait que bien plus tard, à la fin du collège ou au lycée. Ça n'était pas une question de beauté, ça ne l'est pas souvent, mais de correspondances.
Chez ceux que la chose intéressait, pré-requis indispensable, on distinguait deux spécimens distincts : les premiers plaisaient à ceux qui leurs plaisaient, ils se mettaient en couple ; les seconds ne plaisaient pas à ceux qu'ils convoitaient : ils restaient célibataires et parfois frustrés de voir des gens objectivement moins séduisants qu'eux enchaîner les conquêtes, simplement parce qu'ils avaient le chic pour s'enticher des bonnes personnes - celles à leur portée.  
L'autre jour nous en avons reparlé avec Nastassja et nous nous étonnions de cette ligne droite que semble tracer la vie sentimentale des gens qui se sont mis en couple en 6ème. Vanina M. a été atteinte d'une leucémie, ce qui l'a peut être interrompue un temps (et encore, qu'en sait-on ?) mais tout est désormais reparti comme avant. 
Enfin que Dieu nous bénisse, ce genre de constance n'est pas prête de nous contaminer !
D'abord parce que ceux qui nous attirent ne nous plaisent pas, et vice versa, ce qui est un frein considérable pour les ânes de Buridan que nous sommes. Il y a d'un côté les garçons dits "savants" (catégorie 1), de l'autre le degré zéro de la culture (catégorie 2), que Ramatou a un jour appeler "les vrais" - et c'est une dénomination qui est restée. Entre les deux une sorte de sagesse pratique, assez molle en général. Disons que pour ces trois là tout est une question de paramètre.
Au dessus se trouvent les professeurs charismatiques. On peut les aimer pieusement, sans se poser trop de questions puisque la non-réciprocité est entendue dès le départ. Ça s'alimente facilement, ça peut durer très longtemps : c'est un amour de paresseuses qui se ménagent. 
Notons qu'un acte unanimement considéré comme barbare peut remédier à une image d'intellectuel trop sage et faire basculer quelqu'un de catégorie 1 vers la catégorie 2, ce qui est bien. Enfin, à ce niveau là on touche plus à l'expérience de pensée qu'autre chose. Il y a peu, j'ai vu un homme de catégorie 1 dont je sais qu'il a jadis eu des comportements déplacés, disons violents. Je lui ai trouvé un sourire désarmant mais il était moins attirant que le patron du bar dans lequel nous étions. 
Certes, le patron du Z. est un miracle, avouons le. Je voudrais que tout le monde le sache et que tout le monde le reconnaisse comme tel. Il est supérieur. Follement romanesque, tout à fait triste. En un mot comme un dix : il est fascinant. Je ne l'ai pas vu souvent, c'est vrai. Du reste, je serai incapable de le supporter plus d'une semaine à temps plein... Mais enfin son existence en elle-même suffit à m'enchanter, ce qui n'est pas rien. Et le Patron du Z. à l'extérieur de son bar, comme monsieur C. hors du lycée, ne m'intéresse pas vraiment. En revanche aucun interdit moral n'existe vis-à-vis du patron du Z. C'est important. Mais là je m'égare. 
À l'origine, mon propos était de constater que ça ne nous dérangeait pas tellement, Nastassja et moi, de n'être pas casée, ni même d'avoir raté le coche en 6ème. Au fond je nous crois trop idéalistes pour succomber sans remords à ce genre de commodité. Ou alors c'est une excuse qu'on se donne. Mais si c'était le cas j'imagine que nous serions allées jusqu'à nier l'existence d'une possible exception, ce qu'on ne fait pas. On peste contre l'amour facile, l'amour de confort, l'amour qui se ment à lui-même mais on suppose qu'une autre voie existe.
En gros on a sentimentalement 5 ans.