lundi 17 juin 2013



En prenant quelques photos du village avec mon iphone je remarque qu'elles pêchent souvent par excès de fidélité au réel. Les couleurs et la lumière y sont sans doute les bonnes mais ce ne sont pas celles que j'attendais, qu'il me semblait avoir vues. Il y a ce désir de faire apparaître nos sensations du moment, quelque chose qui rappelle le bruit de la fontaine, le chant des oiseaux ou notre joie d'être là à cet instant précis qui reste insatisfait devant la qualité objective de l'image. 


Pour des raisons pratiques j'ai passé toutes mes vacances au village de ma mère, délaissant complètement celui de mon père où je n'allais jamais qu'à contre-coeur, parce qu'il fallait bien voir ma grand-mère. Je n'y ai presque aucun souvenir, si ce n'est quelques après-midi par-ci par-là, ma grand-mère m'offrant des petits princes, mon père m'apprenant à tirer dans l'arrière-cour et un sentiment de gêne diffus devant cet espace qui se refusait à moi, dont je comprenais mal les codes, qui est parent avec qui, qui est ami avec qui, qui est de la famille ou qui ne l'est pas ; j'étais aussi impressionnée par la hauteur des châtaigniers, l'abondance des fougères, des rivières, toutes ces choses inexistantes au village de ma mère et qui m'étouffaient au point de les décréter laides et sans intérêt dans l'espoir de mieux les oublier. Cette année pourtant j'ai ressenti le besoin d'y retourner. Nous allons dans la maison de mon arrière grand-père que plus personne n'a habitée après lui et qui tombe doucement en ruine, comme celle de ma grand-mère d'ailleurs, quoiqu'un peu moins vite peut-être. 
Je contemple longtemps ces objets qu'on a posé là sans y prendre garde et dont la place est restée la même depuis la disparition de mon grand-père ; on dirait que les morts successives ont fixé par à-coups le fruit de la spontanéité et qu'y toucher, les changer de place, c'est effacer un peu les vies dont ils témoignent : je laisse à mon père cette lourde responsabilité. 



Quand mon père me raconte ses souvenirs il parle d'un monde qui aujourd'hui n'existe plus : son grand-père qui faisait le tour du canton à cheval en costume blanc, "comme un seigneur de la pampa", la première fois qu'il a vu un hélicoptère, ses parents qui le laissaient en short même en hiver (jusqu'à ses 10 ans) pour le rendre plus fort, cette fois où il avait tué une poule au pistolet par mégarde, et ces histoires qu'on lui a racontées et dont je serai à mon tour garante après sa mort. C'est si loin de nos conditions de vie actuelles et pourtant si proche dans le temps qu'on a du mal à y croire, comme quand on voit des tribues amazoniennes à la télé : on trouve ça beau mais on se sait incapable de vivre comme eux parce que trop habitués à notre petit confort, on a tellement de mal à comprendre comment ils y arrivent qu'on se demande s'ils sont faits comme nous.

jeudi 13 juin 2013


J’étais descendu à l’hôtel de la Boule d’Or à Méreuil, dont la propriétaire, madame Carré, m’avait connu jeune homme, lorsqu’elle était une petite fille. Loger à l’hôtel dans sa ville natale, c’est bien naturel; tout a changé et l’on est devenu un étranger; pourtant j’ai reconnu la lumière sur les noyers et les prairies.
Vivre à Madère, Jacques Chardonne.


Mais cette nuit le rapport s'est inversé, et l'exil est ici, le centre là-bas.
Les Nuits de La Pleine Lune, Eric Rohmer.


Il y a les façades criardes ou délavées, les filles un peu vulgaires au bronzage uniforme, les garçons avachis à la terrasses des cafés, sûrs d'être où il faut bien comme il faut. Ça a toujours été là mais les habitudes adoucissent le réel, le fragmentent, et je suis partie pendant des mois : j'ai eu le temps de les perdre. 
Le banc des concierges est à sa place sauf que je n'aie plus rien à y faire. Je l'aperçois à peine quand je passe devant le lycée en frôlant des gens qui ne sont ni Ramatou ni Francescu, que je ne connais pas, à qui je n'ai rien à dire. 
L'impression de voir un film que j'aime dont tous les plans auraient changé d'échelle: ce que j'aimais est encore là, je découvre simplement ce qu'il y avait autour, ce qui était hors-champs. Je savais que ça existait comme on sait que la terre tourne, je pouvais le pressentir aussi parfois mais je n'éprouvais jamais l'envie d'y regarder de plus près. 
Mon séjour est à présent sans but, il en restait un (parler à Monsieur C., d'une certaine façon le désacraliser) mais j'y ai renoncé, alors il n'y a plus de hiérarchie du tout et ces détails qui étaient mon centre de gravité il y a un an sont noyés dans le reste, ce qui était à la même époque sans importance, périphérique. C'est le contre-coup du départ enfin parachevé, j'ai envie de rentrer à Paris. 
Mes livres, mon intégral de Rohmer, ma caissière préférée, ces choses autour desquelles se façonnent nos vies, tourne notre quotidien et qui nous deviennent charmantes parce que si souvent observées ou répétées, ces choses là sont à Paris et elles me manquent. Je parle d'un Paris en plan serré, limité aux endroits que je fréquente, à mon petit périmètre, qui n'est donc pas le Paris en général où j'étais sans repère au mois de Septembre 2012 ni le Paris en vrai comme aujourd'hui j'ai l'impression de voir Bastia en vrai. Voilà pourquoi je pars le 20. 

mercredi 5 juin 2013

Précision du côté de ce qu'on refuse, imprécision du côté de ce qu'on souhaite : telles sont les deux conditions fondamentales de cette persistance du désir inhérente au désir de rien. 
Le Réel - Traité de l'Idiotie, Clément Rosset. 


Il y a quelques temps, quand Ramatou, Francescu et moi passions nos récrés sur le bancs des concierges j'avais inventé une théorie dite de la Belle et la Bête, qui visait à expliquer pourquoi toutes les filles (que je connais, du moins) préféraient la Bête sous son apparence de bête.
L'idée c'était ça : si on préfère la Bête quand elle est bête c’est qu’on peut projeter sur elle, à ce moment là, ce qu’on aimerait qu’elle soit et qui est pour l’heure caché par sa malédiction. Pourtant on est incapable de le définir, on se dit juste que le type dessous va nous plaire, on l'aime déjà, et quand on le découvre, même si dans l’idée les mâchoires trop carrées ne nous déplaisent pas, son apparence humaine nous déconcerte énormément : elle est trop ceci ou pas assez cela, bref, elle est concrète, réelle, en somme elle est visible. La bête devenue humaine nous donne l’impression étrange qu’elle ne se ressemble pas et si on est incapable de dire ce qui nous aurait plu, ou ce qu’elle aurait dû être, on sait parfaitement que ça non, pas du tout, que ce qu’on voit est dissonant. En lisant Rosset ces derniers mois j'ai compris que le plus surprenant dans cette affaire c'est qu'on puisse être si troublée alors qu'on espérerait précisément rien, qu'on ne voulait rien. On sent un décalage mais on ne parvient pas à dire par rapport à quoi c'est décalé.
Quand je suis partie pour Paris j'espérais que ce changement de décor me métamorphoserait sans pour autant savoir ce que j'espérais devenir. Je sais juste que je ne le suis pas devenue et qu'il était, du reste, impossible que je le devienne  puisque l'imprécision même de mon désir traduisait son inexistence et le rendait, de fait, irréalisable.
Ça me semble évident mais j'ai mis beaucoup de temps à le comprendre et maintenant c'est déjà l'été.
Je ne me dis pas tant mieux ni tant pis, je constate que c’est là, qu’il va falloir faire avec, s’en accommoder, monter au village, rester ici ou rentrer à paris mais sans jamais perdre de vue que je ne dois rien attendre de ces trois mois.
Finalement l’été s’apparente de plus en plus à une variation amplifiée des fins de bals, quand il ne reste plus que les hommes souls, les jeunes filles aguicheuses, les enfants épuisés endormis contorsionnés sur leurs pauvres chaises sales en plastique blanc, les parents qui ne savent plus bien pourquoi ils ne rentrent pas maintenant, qui hésitent entre s’avouer qu’ils ne s’amusent pas du tout et croire encore un peu qu’ils sont restés jeunes, puis nous, Laura et moi souvent, étonnement sobres, entrain de réaliser, doucement, qu'il est cinq heure du matin et que l'événement qu'on attendait, de quoi dire le lendemain "nan mais tu te souviens quand" ou "on se souviendra du moment où", bref que cette chose là n’arrivera plus.
L’été c’est cet instant suspendu pendant trois mois. C’est toujours trop long, trop triste et je suis très sérieuse quand je dis que je n’en veux pas mais réaliste surtout quand je sais qu’il faudra y passer de toute façon. 

samedi 1 juin 2013

Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d'Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement : «C'est elle», comme si tout d'un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons. « Elle », il essayait de se demander ce que c'était ; car c'est une ressemblance de l'amour et de la mort, plutôt que celles, si vagues, que l'on redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. 
Du côté de chez Swann, Marcel Proust.



Quand je passe mon après-midi à lire, écouter les cours du collège de france sur Proust, écrire mon journal et rêvasser un peu, il me semble après coup qu’aucune de ces actions n’en étaient réellement une au point de répondre "rien" si le soir on me demande ce que j’ai fait de ma journée.

Lorsque par miracle je sors me balader j’éprouve une déception immense en constatant que cette ville qui m’a tellement manquée au coeur de l’hiver est moins belle que dans mon souvenir et surtout que je ne l’aime peut-être pas autant ici qu’à Paris.

J’ai voulu rentrer pour voir Monsieur C, je crois, bien plus que mes parents ou amis, dans l’espoir de retrouver ma place, mon statut d’élève, tellement confortable et en adéquation avec ce que je recherche dans la vie - les relations horizontales ayant plutôt tendance à m’ennuyer. Monsieur C. représente, ou représentait, un idéal, un modèle de mentor auquel j’ai souvent pensé par faiblesse (comme on se laisse volontiers aller à son pêché mignon) puis finalement par habitude.
 Il ne s'agissait pas de l’individu mais simplement du prof, de cette image partielle, presque autonome, que j’avais de lui : Monsieur C. en classe, devant le tableau, penché sur une table, fumant à l'entrée du lycée, sa voix, le rythme de ses phrases, cette intonation qui lui était propre. C'était une figure, une icône pas tout à fait imaginaire mais pas loin. Voilà pourquoi si quelqu’un qui le connaissait avait lu les anciens articles à présent hors ligne j’aurais aimé qu’il comprenne que ça n’avait, dans le fond, que peu à voir avec monsieur C. lui-même, que la personne dont je parlais n’existe sans doute que pour moi, en moi.
Et hier au cours d’une énième tentative d’analyse, tandis que je ressassais encore une fois mes souvenirs les plus insignifiants, la réalité m'a sauté aux yeux d'autant plus brutalement que je l'avais longtemps occultée. Il fallait se rendre à l’évidence : ça n’aurait plus jamais lieu, pire, ça n’avait peut-être jamais existé, à l’instar du Bastia fantasmé pendant l’hiver ; aussi fallait-il s’y résoudre : non nous n’avions plus rien à nous dire et, de fait, nous ne parlerions plus jamais longuement, certains de ses nouveaux élèves avaient dû me remplacer et je ne pouvais pas lui en vouloir.
J'ai senti que cette pensée mettait un point final symbolique à mon année, que j'étais enfin prête à aller de l'avant. Mais le fait est qu'en octobre prochain je  serai  en L1 de philosophie. Monsieur C. a donné une impulsion nouvelle et irrévocable à ma vie. C'est assez beau pour être suffisant.