jeudi 3 octobre 2013


Paris, le 3 Octobre 2013



Chère Nastassja,
(...)
Le centre clignancourt a beaucoup changé. L’an passé c’était un bâtiment de type hangar qui tendait à une certaine modernité tout en restant partiellement inachevé. On sentait bien que quelque chose manquait : on aurait dû le trouver confortable et accueillant mais il avait surtout l’air vide, avec çà et là quelques poufs fluos, comme si une femme en allions s’attifait d’un boa rose bonbon et de boucles d’oreilles turquoises. Je me souviens la première fois que j’y suis allée avec David, je venais de quitter l'hypokhâgne et je me suis dit : ça y est, tu t’es jetée du toit d’un immeuble, celui des classes sociales, et tu es entrain de te prendre le trottoir en pleine bouche. Partant de là, c’était évident que je n'allais pas y restée longtemps. Tu connais la suite. 
Cette année mon état d’esprit aussi a beaucoup changé. J’essaie régulièrement de jauger les inconvénients qu’impliquent mon choix à l’aune de mon désir. Il y a la puanteur sur la ligne 4 le matin, Laetitia, les autres redoublants ridicules, les nouveaux ridicules, les profs pas passionnants, les heures de creux etc. et je me demande si cette envie parfaitement abstraite et un peu folle de faire des études de philosophie est assez forte pour que je ne tienne pas compte de ces contingences plus ou moins désagréables mais très concrètes. Pour l’instant oui, elle l’est. J’y retourne chaque jour un peu plus sereine, satisfaite, la routine s'installe et je regarde les choses se passer avec la conviction qu’elles n’ébranleront pas ma détermination, quoiqu’il arrive. Tu dois connaître ça, sinon tu ne serai pas restée en prépa et tu ne serai pas à Mulhouse aujourd’hui. 
Mais je n’y tiens plus, il faut que je te parle des gens. Quand on s’appelle je ne prends jamais vraiment le temps de te les décrire, je ne fais que les évoquer ou te décrire tel fait dans lequel ils étaient impliqués. D’abord, V. Il était déjà là l’an dernier et avec David nous l’appelions, lui et deux de ses compères, Conciliabule. Ils étaient tout le temps derrière nous entrain de parler en nous regardant, ou du moins ils nous en donnaient l’impression, d’où leur nom de code. Les deux autres ont disparu mais il reste V. et nous avons quasiment choisi tous nos cours en commun. Hier j’ai eu David au téléphone, il m’a parlé d’un type qu’il a décrit comme étant «d’une banalité affligeante» et c’est sans doute ce qu’est aussi V. mais c’est précisément ce qui me le rend sympathique, surtout dans ce cursus où les trois quarts des élèves se sentent obligés d’affirmer par toutes sortes d’artifices leur originalité. Parfois je le trouve beau. (...) Quand j’essaie d’isoler ce que précisément je trouve beau chez lui je n’arrive pas à grand chose, tout juste à une foule d’hypothèses un peu ridicules. Je t’en dirai plus quand j’en saurai plus, mais pour revenir juste un instant à son absence d’originalité, j’ai trouvé l’autre jour dans le deuxième volume de Tel Quel quelque chose qui me semblait incroyablement juste et qui devrait te plaire : 
Originalité. - Il est des gens, j’en ai connu, qui veulent préserver leur «originalité». Ils imitent par là. Ils obéissent à ceux qui les ont fait croire à la valeur de «l’originalité». 
C’est très drôle pour moi de relire Valery, de voir les passages soulignés en troisième et qui ne font pour la plupart plus du tout sens, alors qu’il me semble être passée à côté des pensées les plus essentielles. 
Mais pour en revenir à la fac, j’ai hâte que les amphis se vident pour qu’émergent de nouvelles têtes, de nouveaux héros, comme on disait l’an dernier avec David. D’ailleurs, quand j’y pense, c’est la première fois que je suis seule en fac. Il y a eu David d’abord et Thomas ensuite. Peut-être qu’être seule était pour moi l'unique moyen de prendre vraiment mes études au sérieux. Dès qu’on est deux, pour peu que l'on ait pas exactement la même conception de ladite matière on sent trop que nos efforts sont inutiles. C’est si simple d’être là, sans objectif et de penser «après tout qu’est-ce que je m’en branle de Descartes ?». 
(...)