jeudi 8 octobre 2015

Journal II

5 Avril 2015

F. a, je crois, une emprise considérable sur les membres d’ICC et je sens son influence s’étendre lentement jusqu’à moi, d’une manière très trouble, disons même retorse. Je sais qu’elle atteint les autres de la même façon, de biais, avec une inflexible douceur. Il ne s’auto-désigne pas comme meneur mais il fait et on le suit, sans même s’en apercevoir.


7 Avril

Il faut que je comprenne bien une chose : dans ce journal, les faits n’ont aucune importance. À trop vouloir ne perdre aucun détail je délaisse mes meilleures intuitions. Tout se bouscule et je ne sais plus par où commencer. Je raconterai cette semaine pascale quand toutes mes pensées se seront misent en ordre.


8 Avril  

« Quoi de plus beau qu'un homme grand et vigoureux, aux épaules larges et musclées, aux mâchoires dures, aux lèvres lourdes — et priant Dieu comme un enfant. »
Journal, Jean-René Huguenin.


10 Avril

(...)

Revenons-en à mon avenir. Doit-on toujours acter ses possibilités d’une indéniable et très tangible réussite scolaire ? Toutes nos capacités doivent-elles devenir rentables ? L’autre soir au Wha, quand je mangeais avec J., A. et F., l’un d’eux a mentionné la passion actuelle d’An. pour l’histoire, racontant que ce dernier l’avait doctement entretenu de Pline le Jeune et Pline l’Ancien, bien qu’ivre au dernier degré dans un bar des tréfonds du port de Toga. Voilà : des fois, je ne suis pas sûre de vouloir autre chose que de savantes discussions de comptoir.
Hier soir j’ai parlé de ces hésitations à F.. Je lui ai dit mon sentiment, celui d’être témoin d’un miracle permanent quand je rentrais : ici les gens ne se rendent plus compte de leur bonheur, tous vivent dans une félicité qui leur échappe parce que pour eux elle va de soi. Rien n’est moins naturel mais c’est tout juste si elle n’est pas devenu un dû. Je ne dis pas : les hivers peuvent être longs mais ils ne seront jamais aussi pénibles que ceux d’ailleurs, or c’est une chose que j’ignorais avant de partir.
Je commençais peut-être à m’en douter un peu les dernières années, je me souviens avoir eu des discussions à ce propos avec Ramatou quand nous remontions manger notre panini au lycée. L’air était pur et le ciel sans nuage, le froid glacial et nous étions heureuses. En Corse j’éprouve parfois une joie de vivre qui ne tient à rien d’autre qu’à ma présence physique sur cette île et je crois que c’est un sentiment partagé par beaucoup d’entre nous. D’ailleurs il y a un passage dans Le Principe de Ferrari qui me semble faire état de cette étrange élan du coeur mais je ne crois pas qu’il ait réussi à exploiter pleinement le potentiel incroyable de cette sensation aussi puissante que mystérieuse. À sa décharge, je reconnais volontiers qu’elle est très difficilement descriptible.

« Mon cousin semblait parfois ployer sous un poids énorme qui menaçait de le terrasser, et il lui fallait fuir, peut-être la canicule et l’incessante frénésie estivale, peut-être la migraine, le souvenir de nuits sordides ou quelque chose de plus sombre dont j’ignorais la nature. Il m’emmenait alors en montagne boire un café sur la terrasse d’un gîte d’étape, dans un ancien village de transhumance que traversait un sentier de randonnée. Nous y passions un moment, dans la fraîcheur des fougères, à l’ombre de grands pins. Mais son humeur restait maussade. Il ne m’adressait pas la parole. Nous reprenions sa voiture pour retourner en ville et soudain, sans que rien le laissât prévoir, au détour d’un virage, apparaissait la mer. Nous dominions le paysage, comme si nous étions suspendus dans l’air limpide, au-dessus de la route en lacets dévalant à pic à travers la forêt vers le golfe éblouissant qui s’étendait mille mètres en contrebas. Mon cousin ouvrait de grands yeux sur ce panorama qu’il connaissait depuis son enfance mais semblait découvrir à chaque fois comme si c’était la première. Il faisait une grimace incrédule, se mettait à sourire et me donnait des petits coups de poing sur la cuisse en disant, putain ! quand même, hein ? incapable d’exprimer avec davantage de clarté le sentiment qui le bouleversait et lui rendait aussi instantanément le goût de vivre, dans lequel il n’était pas difficile de reconnaître une curieuse forme d’amour qui aurait pris pour objet, non un autre être humain, mais une petite partie bien déterminée du vaste monde inerte, et dont, quoique je sois moi-même incapable de le ressentir, je devais cependant admettre l’incomparable puissance. »
Le principe, Jérôme Ferrari.



F., donc, me disait s’être pleinement rendu compte de ce bonheur diffus, inouï et constant; c’est  justement ce qui l’avait décidé à ne jamais partir. Pour mon cas il ne s’est pas prononcé trop clairement, jugeant la situation complexe, mais m’a enjointe à ne pas prendre ma décision trop vite. On sait tous que les retours sont définitifs, j’en ai bien conscience. Cependant si continuer mes études à distance était possible… J’avoue avoir parler de mes doutes pour vérifier ce que l’évocation de mon éventuel retour suscitait chez lui. C’était idiot. Je ne pense pas lui plaire autrement que d’un point de vue strictement intellectuel, ce qui équivaut à ne pas plaire du tout à homme, j’en conviens, mais j’étais curieuse de voir sa réaction. J’éprouve pour ce type quelque chose d’assez inédit qui n’est pas une attirance franche, bestiale, à la façon dont un L. pourrait m’attirer (et, si je suis tout à fait honnête avec moi-même, je reconnais que sa laideur m’attire peut-être plus que sa « beauté enfouie » dont je parlais la dernière fois). F. m’impressionne par la profondeur et l’intensité de sa vie spirituelle qui le coupe radicalement des autres. Il nous, ou disons il les entraine dans son sillage mais s’en retrouve, de fait, loin devant, seul. Je ne sais pas s’il s’est rendu compte qu’il les portait tous à bout de bras. Entendons nous bien, je ne remets pas en cause la croyance des membres d’ICC, loin s’en faut, mais je pense qu’ils restent dans l’ombre de sa foi à lui, qu’elle rejaillit sur eux. C’est une chose si peu moderne, si surprenante. L’extrait du Journal d’Huguenin que je citais le 8 avril n’est pas sans rapport avec l’impression que me fait F.
Quand je l’ai revu pour la première fois, à la liturgie de la passion, il avait grossi et n’était plus habillé comme un jeune docteur en théologie mais en pastore. La barbe qu’il s’était laissé pousser lui donnait des airs de Marc-Aurèle. Je trouvais cette allure un peu frustre rassurante.


13 Avril

« Est-il interdit d’imaginer qu’il existe parmi nous au moins un catholique du temps des cathédrales, que sa foi pourrait encore lancer dans une étonnante expédition spirituelle ? »
Les Deux Étendards, Lucien Rebatet

*

En poursuivant la réflexion sur mon avenir, j’en arrive aux conclusions suivantes : de ces trois années parisiennes je n’ai rien fait, tout du moins rien dont je ne puisse tirer une quelconque fierté. Je n’ai brillamment réussi nulle part, ni produit quoique ce soit en marge de mes études. Je ne suis même pas tombée vraiment amoureuse une seule fois ! Je ne me suis pas non plus fait de nouveaux amis, tout juste quelques copines et copains, que le circonstances approchent et éloignent sans que je ne m’en soucis trop. J’en suis à un point où mon retour en Corse me semble plus que jamais gorgé de promesses. D’autant que les cartes ont été rebattues. Dans l’avion deux jeunes de mon âge étaient assis à coté de moi, deux jeunes qui, à l’époque du lycée, ne m’auraient sans doute jamais adressé la parole; cette fois pourtant ils m’ont clairement identifiée comme l’une des leur et ont, durant tout le vol, rivalisé d’attention à mon égard. J’étais épatée.
Tout le monde cherche son lieu naturel et si j’ai trouvé le mien, si je suis sûre de ne jamais pouvoir mener une vie pleine et heureuse ailleurs qu’en Corse, alors pourquoi m’en priver ? pourquoi me refuser ce plaisir ? La liberté qu’offre Paris ne m’intéresse manifestement pas. Les rencontres que j’ai faites ces derniers mois à Bastia me semblent tout aussi enrichissantes que celles faites sur le continent, si ce n’est plus. Je ne vois rationnellement aucune raison de ne pas rentrer, sinon celle de ne pas peiner mes parents, qui, quand je leur parle de mon retour prématuré, sont dépités. Leur réaction me blesse énormément; je sens une déception immense et je la comprends : ils croyaient leur fille brillante, elle s’est révélée quelconque. En voilà une déconvenue. C’est ce qui m’arrête. Je ne me sens pas le droit de les décevoir à ce point. Je me dis : un an de plus, ce n’est pas si terrible et pourtant je suis prise d’un vertige, mon ventre se noue à l’idée de devoir passer douze mois de plus je ne sais où.


16 Avril

Je regarde une vidéo où l’on voit les supporters du SCB arriver à Paris puis au stade. Au-delà du foot, au delà de la finale, c’est l’ivresse de l’entre soi qui rend ces gens si heureux.
Au coeur des tribunes flotte une petite banderole sur laquelle est inscrit « ESSE NOI », comme ça, en lettres capitales. Elle résume bien les choses. Nous déclarons exister envers et contre tout: tel est notre triomphe.
Pourtant, quelques heures plus tard, ce « nous » si fier n’est plus qu’un agrégat de pleureuses vexées par l’attitude méprisante d’un Thiriez — alors même qu’il incarne tout ce que l’on déteste et tout ce dont nous voudrions nous émanciper. Notre susceptibilité trahit cet éternel complexe du colonisé qui dénigre ses maîtres mais n’abandonne pas l’espoir d’un jour parvenir à manger à leur table.
Ce peuple est simultanément sain et moribond, schizophrène.

« Qui trop parole, il se mesfait. » Chrétiens de Troye

Le problème des rapprochements opérés sur la base d’une connivence idéologique, même si ce n’est jamais chez moi qu’un prétexte, puisque je n’accorde pas ma sympathie au premier pourfendeur de la modernité venu, c’est qu’il est parfois malaisé de basculer sur un registre plus intime, plus quotidien.
J’y pense à cause de F., bien sûr, à qui je voudrais parler de tout et de rien, plutôt que d’être cantonnée dans un registre intellectuel ou politique, voire théologique. Je crois que mon absence d’intérêt pour le concept transparait très bien dans ce journal où, après tout, je ne développe que peu d’idées en tant que telles.
L’idéal serait bien sûr de se taire. Deux choses permettent le silence : la proximité physique et la certitude d’avoir avec l’autre un lien indéfectible, peu importe sa nature. C’est un luxe que je connais.
Avec F. j’ai à la fois envie de lui parler, pour lui signifier ma présence, et le sentiment que cette parole continue me trahit, lui donne une image tronquée de moi — sans mentir on en vient toujours à commettre de petites exagérations, des inexactitudes.
Je parle trop et cela me dessert. À très court terme, ces causeries répétitives risquent de l’exaspérer.


19 Juin. 

Je sens qu’un important changement s’est produit dans ma vie depuis cette fameuse semaine pascale mais tout, en moi, demeure encore incertain, comme incapable de déterminer ce qu’à présent je suis. Cette incertitude et mon extrême fatigue — liée à ma maladie qui n’en finit plus de revenir — me rendent plus sensible que je ne l’ai jamais été. L’impression d’être sans cesse au bord des larmes, d’avoir un chagrin inconsolable parce qu’indéterminé, sans objet précis et néanmoins capable de surgir pour un rien.

*

Suzanne. Je n’ai encore rien écrit ici, me semble-t-il, de son hospitalisation, de la dégradation de son état de santé. Je suis allée la voir en tout et pour tout trois fois. La première fut la plus éprouvante, j’en ai pleuré pendant des heures. Avant, pendant, après. Quelque chose d’insoutenable à l’idée qu’elle puisse m’oublier, oublier les uns après les autres ceux qui l’aiment jusqu’à sa propre fille, comme ma grand-mère avait en son temps fini par ne plus reconnaitre mon père. Mais surtout, j’ai peur qu’elle se sente seule et perdue, livrée à elle-même dans cet endroit qu’elle identifie mal (l’hôpital qu’elle confond souvent avec l’appartement de Papa ou le village), envahie par ses pensées décousues et angoissantes. Depuis, chaque fois que je pense à elle, je ne peux m’empêcher de pleurer et je pense à elle toutes les nuits. Je suis inconsolable.
La dernière fois que je lui ai rendu visite elle dit à Mattea, me désignant « regarde là, décidément entre nous il y a quelque chose, à chaque fois que je la vois je suis au bord des larmes ». Son sourire fragile. Mon coeur se serrait; j’éprouvais de façon aussi simultanée que paradoxale la crainte de la perdre et la peine de l’avoir comme déjà perdue. Insoutenable. L’effort surhumain qu’il me fallut faire alors pour ne pas éclater en sanglots.



mercredi 7 octobre 2015

Journal

26 Décembre 2014

Cette année encore nous sommes allés à la messe de six heure, mon père, ma tante et moi. L’église était si pleine que nous avons du rester sur le parvis, en compagnie d’une grosse cinquantaine d’autres personnes, toutes assez jeunes, avec des enfants souvent. En Corse la foi n’a pas besoin de l’Église,  il suffit de regarder autour de soi pour être à nouveau subjugué ou carrément converti; mais le catholicisme doit redevenir un combat culturel, ici, comme partout en Europe du reste, il est nécessaire que les églises se remplissent. Ma tante m’a dit qu’une telle affluence était certes exceptionnelle mais que, le dimanche, il y avait toujours beaucoup de monde. J’en étais ravie.
L’an dernier déjà j’avais adoré regarder les gens. C’est bien pour le plaisir des yeux que je raffole des rassemblements. Parfois j’observe les corses comme si je ne l’étais pas. À force de chercher à définir notre identité j’ai l’impression de m’en éloigner, de perdre mon rapport immédiat, spontané à ma nature…
Quoiqu’il en soit, ce soir là, j’étais tout contre la porte de l’Eglise et devant moi il y avait un jeune homme très beau, seul. Des vieilles lui ont demandé s’il était d’ici, il a répondu du Fiumorbu. J’étais littéralement fascinée par lui. Je me demandais ce qu’il faisait là, il ne semblait connaître personne et n’avait pas l’air vantard des jeunes porto-vecchiais. Il détonnait, en somme.
L’ayant vu de face j’avais remarqué sa chaine en or, un peu épaisse, qui, si je l’avais vue sur un quelconque français m’aurait sans doute parue vulgaire. Elle me rappelait étrangement celle aperçue sur F., pourtant très fine mais excessivement brillante — à laquelle était peut-être accrochée une petite médaille miraculeuse. D’ailleurs lui aussi avait les yeux bleus et un nez aquilin. À croire que je remarque toujours le même genre d’homme, comme si j’en cherchais un très précis au sein d’un groupe éminemment restreint.
À notre retour chez tatie Claire nous nous sommes faits traités de grenouilles de bénitier, bien sûr, mais ils n’osent jamais se moquer de mon père bien longtemps, aussi les remarques ont vite cessé.
Au cours du diner, mon père se tourne vers ma mère et lui dit « regarde ta fille comme elle est belle », « magnifique » s’exclame alors ma tante Michèle tandis que ma mère, elle, reste coite. C’était pour moi un moment très gênant.
À part ça les deux jours se sont déroulés comme à l’accoutumée et j’ai encore été très gâtée.


29 Décembre 

« Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer
la queue
Autant d’heures dans la journée que possible
Par autant de jolies filles que possible.
En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes
techniques.
Est-ce suffisamment clair ? »
Les Hommes (Configuration du Dernier Rivage), Michel Houellebecq.
Hier je pensais encore à toute cette histoire. Je marchais de long en large dans ma chambre, j’attrape  ce livre au hasard, l’ouvre et tombe pile sur ce poème. Le « est-ce suffisamment clair ? » semblait m’être personnellement adressé, comme une injonction à surmonter mon trouble.


30 Décembre

9h52, G. qui m’envoie : « bisous ». Ce type est une blague. Une grosse blague. La meilleure blague de l’année. Je raconte ça à Thomas, il me dit : t’aurais dû lui répondre « tu veux pas une photo d’abord ? ». J’ai ri.
L’espace d’un instant, l’idée qu’il ait pu se tromper de destinataire et que ce bisous matinal fut originellement destiné à sa nouvelle conquête m’a traversée l’esprit, je dois bien le reconnaître.


13 Janvier

« Dans un éditorial, le Global Times, un des journaux du Parti communiste chinois (PCC), a jugé que les marches dimanche de millions de manifestants descendus dans la rue avec une cinquantaine de dirigeants étrangers "ne devraient guère produire de résultats significatifs". "Malgré son échelle impressionnante, la marche de Paris dimanche faisait songer à la mise sous antalgiques d'un malade gravement atteint", écrivait le journal. "Ce que les sociétés occidentales développées traversent, c'est le prix de leurs actes historiques d'esclavage et de colonialisme qui ont conduit à leur démographie actuelle", poursuit le journal, au ton volontiers nationaliste.»
13/01/2015, Pékin (AFP)

À la veille de la manifestation nous avons finalement décidés d’y aller. D. et moi espérions cyniquement que les choses dérapent et voir l’Histoire se mettre enfin en marche; nous n’avons  hélas trouvé qu’un peuple étonnement silencieux, hagard, idiot. Un peuple comique à force d’inconscience, aussi. Ils opposent des symboles à des attaques, comme on enverrait une colombe à quelqu’un qui s’arme et vous déclare la guerre. Dans un café, une femme assise à coté de nous se disait incapable de comprendre cette tuerie… « nous vivions pourtant en paix depuis si longtemps »… À ces mots, ni une ni deux, il aurait fallu la gifler sur place, c’est tout. Tant que la guerre n’a pas lieu sur le pas de leur porte ces cons ne la voient pas. Nous n’avons jamais cessé de faire la guerre, nous l’avons seulement délocalisée — par nous j’entends l’occident. Dans nos esprits la guerre n’est plus concrète, elle n’est qu’un mot épouvantail, une figure abstraite du Mal. À la télé des gens disaient même « la france ne méritait pas ça ! », voilà bien une autre preuve de notre terrible inconscience : la France ne méritait effectivement pas ça, elle méritait pire encore.
En somme, donc, l’ambiance de la marche du 11 Janvier était à la fois grave et bouffonne; grave parce qu’une nouvelle ère s’ouvre, nous ne reviendrons plus en arrière et tout ira de mal en pis, mais bouffonne parce que l’immense majorité ne l’a pas encore compris.

Autre chose : la nuit avant la manifestation L. m’a envoyé un message (era ora !) et nous avons parlé pendant près de trois heures. Je dois dire que le type est épatant. On le sent malin. Un détail, par exemple : je lui demandais s’il connaissait Jünger, il m’a répondu quelque chose comme « évidement ma chère, j’ai une demi-douzaine de Jünger dans ma bibliothèque et sa biographie par Venner ». Une demie douzaine… Ça ne fait jamais que six, mais dit comme ça, on dirait qu’il en a une étagère pleine. Et il est sur certains sujets fort subtil, ses avis sont mesurés, il ne tombe dans aucun cliché.
Autant se l’avouer maintenant : je me sens très attirée par lui, d’une façon toute physique. Je me souviens l’avoir à plusieurs reprises croisé l’été dernier, à l’Albert et à l’Idéal, je ressentais déjà cette attirance mêlée d’un brin de répulsion. Mais tout cela est toujours très incertain. J’en reparlerai si les choses évoluent ou persistent.


16 Janvier

Revue des images de la manifestation. L’endroit où nous nous trouvions était plutôt calme au regard d’autres clairement gagnés par l’hystérie collective.
Je crois mieux comprendre l’origine de ma gêne face au comportement de cette foule: pour moi ses idoles (la laïcité, la liberté d’expression, la liberté tout court) sont parfaitement obsolètes, et si demain quelqu’un se mettait à vénérer le poisson pané tout le monde le prendrait, à raison sans doute, pour un fou; or, ces gens me font précisément l’effet d’adorateurs de poisson pané paniqués à l’idée que leur foi puisse être remise en question par une autre, radicalement différente, incompatible avec leur logiciel, au point d’être considérée par eux comme une fantaisie immature, un simple caprice. Mais si pour le moderne la religion est un enfantillage, pour le croyant les dogmes occidentaux sont d’horribles dévoiements. Je pense qu’aucun dialogue n’est possible entre un laïcard convaincu et un croyant sincère. C’est bien parce que le catholicisme est mort, ou dans le meilleur des cas toujours en réparation, que nous parvenons à vivre dans un tel monde sans que celui-ci ne nous soulève le coeur à chaque instant. Même ceux conscients de la décadence n’ont pas les moyens de s’opposer à elle car sans foi nous n’avons plus la force de défendre nos valeurs, nos traditions : elles ne peuvent faire sens qu’en perspective de cette ultime transcendance. Sans Dieu tout est relatif, tout se vaut. Si révolte contre le monde moderne il y a, elle ne peut naître que d’un élan profondément religieux. J’en suis convaincue.
Tout se joue donc entre des athées laïcs qui se comportent comme des dévots (qui finiront sans doute, du reste, croyants malgré eux), des catholiques de culture, mou et sans foi, et un islam encore sûr de lui avec des velléités expansionnistes.

« Nous pensons d’ailleurs qu’une tradition occidentale, si elle parvenait à se reconstituer, prendrait forcément une forme extérieure religieuse, au sens le plus strict de ce mot, et que cette forme ne pourrait être que chrétienne, car, d’une part, les autres formes possibles sont depuis trop longtemps étrangères à la mentalité occidentale, et, d’autre part, c’est dans le Christianisme seul, disons plus précisément encore dans le Catholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes d’esprit traditionnel qui survivent encore. Toute tentative “traditionaliste” qui ne tient pas compte de ce fait est inévitablement vouée à l’insuccès, parce qu’elle manque de base ; il est trop évident qu’on ne peut s’appuyer que sur ce qui existe d’une façon effective, et que, là où la continuité fait défaut, il ne peut y avoir que des reconstitutions artificielles et qui ne sauraient être viables ; si l’on objecte que le Christianisme même, à notre époque, n’est plus guère compris vraiment et dans son sens profond, nous répondrons qu’il a du moins gardé, dans sa forme même, tout ce qui est nécessaire pour fournir la base dont il s’agit. La tentative la moins chimérique, la seule même qui ne se heurte pas à des impossibilités immédiates, serait donc celle qui viserait à restaurer quelque chose de comparable à ce qui exista au moyen âge, avec les différences requises par la modification des circonstances ; et, pour tout ce qui est entièrement perdu en Occident, il conviendrait de faire appel aux traditions qui se sont conservées intégralement, comme nous l’indiquions tout à l’heure, et d’accomplir ensuite un travail d’adaptation qui ne pourrait être que l’œuvre d’une élite intellectuelle fortement constituée. Tout cela, nous l’avons déjà dit ; mais il est bon d’y insister encore, parce que trop de rêveries inconsistantes se donnent libre cours actuellement, et aussi parce qu’il faut bien comprendre que, si les traditions orientales, dans leurs formes propres, peuvent assurément être assimilées par une élite qui, par définition en quelque sorte, doit être au-delà de toutes les formes, elles ne pourront sans doute jamais l’être, à moins de transformations imprévues, par la généralité des Occidentaux, pour qui elles n’ont point été faites. Si une élite occidentale arrive à se former, la connaissance vraie des doctrines orientales, pour la raison que nous venons d’indiquer, lui sera indispensable pour remplir sa fonction ; mais ceux qui n’auront qu’à recueillir le bénéfice de son travail, et qui seront le plus grand nombre pourront fort bien n’avoir aucune conscience de ces choses, et l’influence qu’ils en recevront, pour ainsi dire sans s’en douter et en tout cas par des moyens qui leur échapperont entièrement, n’en sera pas pour cela moins réelle ni moins efficace. Nous n’avons jamais dit autre chose ; mais nous avons cru devoir le répéter ici aussi nettement que possible, parce que, si nous devons nous attendre à ne pas être toujours entièrement compris par tous, nous tenons du moins à ce qu’on ne nous attribue pas des intentions qui ne sont aucunement les nôtres. »
La crise du Monde Moderne, René Guénon