vendredi 13 juin 2014

Avant de partir en voyage, ne serait-ce que pour une semaine, il faudrait se mettre d'accord sur ce que l'on entend par "visiter" une ville. Pour moi, la ville est la destination finale: une fois qu'on y est il n'y a plus qu'à se laisser porter, marcher beaucoup, sans définir  au préalable un quelconque itinéraire (ce qui implique à la fois de manquer énormément de choses et d'en découvrir autant d'autres que les guides ne nous auraient jamais suggérées). 
Je ne vois pas l'intérêt d'aller se planter devant la fontaine de Trevi en compagnie de centaines de touristes suant par tous les pores, d'essayer de se faufiler entre les badauds pour finalement se retrouver à la regarder derrière la grille qui l'encercle. Le plaisir qu'on peut y trouver, ça, c'est vraiment quelque chose qui m'échappe.
Ma mère c'est plutôt l'inverse, elle aime choisir son chemin des jours à l'avance, l'imprimer sur google maps et elle finit par se pavaner dans les rues à 500m à l'heure en s'arrêtant devant tous les magasins, comme si une paire de chaussures pouvait sérieusement concurrencer le spectacle permanent qu'offre Rome. Autant dire que l'on partait mal et ce séjour aurait sans doute été pour moi un calvaire si je n'avais pas très vite réussi à lui imposer mon rythme. Voilà, j'ai mené les choses à ma façon et tout s'est bien passé. 
Maintenant que je suis rentrée je voudrais pouvoir parler de Rome. Je voudrais être capable d'expliquer pourquoi, au moment même où j'ai mis un pied hors de Fiuminicino (ou non, admettons que ç'eut été dans le taxi, en découvrant au loin le Palazzo della Civiltà Italiana), il m'est apparu comme une évidence que j'allais bientôt vivre ici. Et toute la semaine, où que j'aille, quoique je fasse, cette idée ne m'a plus quittée une seule seconde. 
Pourtant je reste incapable de dire que Rome m'a plue, dans la mesure où ce que j'ai ressenti était bien au-delà du plaisir ou de l'agrément que l'on peut éprouver en allant dans une belle ville, c'était quelque chose de massif, pour tout dire d'un peu délirant et j'ai entrevu le dernier soir seulement ce que cela pouvait aussi avoir de rationnel, même si je n'arrive toujours pas à mettre des mots dessus. 

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Le dernier jour donc, ma mère est partie de son côté et moi du mien. Vers trois heure elle m'appelle pour me raconter qu'un jeune homme l'a reconnue et abordée Via del Boschetto, il l'avait vue à la télé et elle connaissait un peu son père, il n'était pas là pour les vacances mais étudiant à Rome. Elle a donc pris ses coordonnées, pensant qu'il pourrait toujours m'être utile, me donner des conseils pratiques pour m'inscrire à l'université ici. 
À ce moment là je n'y vois ni plus ni moins qu'un signe amical du destin et, finalement, le soir, nous mangeons tous ensemble. Il est parti juste après le bac, il savait que la France c'était impossible, il avait eu le coup de foudre pour Rome pendant un voyage scolaire, il est donc là depuis cinq ans et maintenant il doit écrire son mémoire, "sur quoi ?" je demande, "l'irrédentisme fasciste".  Alors là. Mais alors là. Quand j'ai entendu ça, j'ai juste eu l'impression qu'un gong venait de sonner à l'intérieur de ma boite crânienne. Je veux dire c'est pas comme si c'était un sujet qui m'intéressait énormément hein, c'est pas comme si j'avais dit à mon père il n'y a pas trois mois que ça me semblait idéal pour des recherches universitaires non plus. Décidément ça n'était plus un signe, c'était carrément une gifle du destin. Du reste cette dernière soirée était absolument parfaite et c'est en discutant avec lui que j'ai senti ce que mon besoin de partir en Italie pouvait avoir de rationnel, j'en reparlerais peut-être quand cela sera moins confus dans mon esprit. 





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J'ai validé mon semestre et donc mon année avec une moyenne bien loin d'être renversante mais qui m'a l'air incroyablement élevée au regard du non-travail fourni. Je suis soulagée, pour mes parents surtout et je voulais aussi le dire à Monsieur C. alors je suis descendue au lycée ce matin mais il n'était pas là, tant pis. Nous nous sommes vus déjà deux fois avant que je ne parte pour Rome, dix minutes à chaque fois, entre deux cours. 
A des moments c'était terrible. Par exemple il me parlait d'un album qu'il avait écouté il y a quelque temps, il m'a dit "d'ailleurs je voulais t'en parler" l'air de penser ah bin tiens c'est drôle comme la vie fait bien les choses, et ce petit geste de sa main, l'inflexion dans le ton de sa voix, tout ça m'a convaincue qu'il pensait ce qu'il disait, que ça n'était pas juste une formule de politesse. Il avait vraiment dû vouloir m'en parler, donc il avait pensé à moi, donc des fois quand il écoutait des albums il se disait qu'il aurait apprécié que je sois encore là pour en discuter avec moi. J'ai été tellement secouée par cette remarque que j'ai oublié de quel album il me parlait. 
Après on change de sujet et il me dit que Jack White, pas trop en solo mais avec les White Stripes, ça dégage vraiment quelque chose, il ajoute "je me souviens t'avais un peu tiqué quand je t'avais dit ça", il y a deux ans. Il se souvient d'une de mes réactions d'il y a deux ans. Deux ans ! J'ai ouvert des yeux ronds comme deux balles de tennis, j'en ai presque perdu une lentille tellement ça m'a hallucinée.
Et quand il me parle d'Alex Chilton et qu'il me dit "tu me mets Hook or Crook je deviens fou" je voulais tellement lui dire "non mais monsieur vraiment on a trop les même goûts moi aussi j'adore Alex Chilton, moi aussi je trouve l'album Like Flies on Sherbert incontournable" mais je suis restée comme une conne parce que j'avais trop de choses à lui dire et je ne savais plus par où commencer.