«
Vouloir se caser, c'est vouloir se procurer à vie une écoute docile. Comme un étayage, la structure est séparée du désir : ce que je veux, tout simplement, c'est être "entretenu", à la façon d'un ou d'une prostutué(e) supérieur(e).»
Roland Barthes,
Fragment d'un Discours Amoureux.
«L’une des plus stupides conventions de ce monde est de voir le bonheur sous la forme d’un couple.
Les vraies amours sont toujours déchirantes ; les autres ne sont qu’ennui, plaisir hideux, mensonge et haine. Les vraies amours sont les amours impossibles, nous ne vivrons jamais ce que nous rêvions.
N’importe qui croirait que nous avons tout perdu, mais nous, nous savons que nous avons tout sauvé.»
Jean-René Huguenin,
Journal.
L'idylle entre Vanina M. et Vincent V. a officiellement débutée après plus d'une semaine d'intrigues intensives, un mercredi matin, pendant un cours d'EPS à la piscine municipale. Ici, sur ce baiser maladroit et langoureux, commence l'ère des couples. Tous les 6ème1 s'en souviennent. Pourtant à l'époque aucun d'entre eux - ou pour être honnête d'entre nous, puisque j'en étais - ne comprit l'importance que les années donnerait à cet évènement : c'est à cet instant précis que nous sommes collectivement entrés dans l'adolescence.
Des choses décisives se sont jouées dans les semaines suivantes, sans que personne n'y fasse vraiment attention non plus. Il faut dire que la conscience d'avoir à grandir en vase plus ou moins clos avec les gens que nous fréquentions alors nous faisait défaut. On ne se doutait pas que chacun de nos actes pouvaient être déterminants.
Or, ceux qui n'ont pas commencé leur carrière amoureuse à ce moment là ne l'ont fait que bien plus tard, à la fin du collège ou au lycée. Ça n'était pas une question de beauté, ça ne l'est pas souvent, mais de correspondances.
Chez ceux que la chose intéressait, pré-requis indispensable, on distinguait deux spécimens distincts : les premiers plaisaient à ceux qui leurs plaisaient, ils se mettaient en couple ; les seconds ne plaisaient pas à ceux qu'ils convoitaient : ils restaient célibataires et parfois frustrés de voir des gens objectivement moins séduisants qu'eux enchaîner les conquêtes, simplement parce qu'ils avaient le chic pour s'enticher des bonnes personnes - celles à leur portée.
L'autre jour nous en avons reparlé avec Nastassja et nous nous étonnions de cette ligne droite que semble tracer la vie sentimentale des gens qui se sont mis en couple en 6ème. Vanina M. a été atteinte d'une leucémie, ce qui l'a peut être interrompue un temps (et encore, qu'en sait-on ?) mais tout est désormais reparti comme avant.
Enfin que Dieu nous bénisse, ce genre de constance n'est pas prête de nous contaminer !
D'abord parce que ceux qui nous attirent ne nous plaisent pas, et vice versa, ce qui est un frein considérable pour les ânes de Buridan que nous sommes. Il y a d'un côté les garçons dits "savants" (catégorie 1), de l'autre le degré zéro de la culture (catégorie 2), que Ramatou a un jour appeler "les vrais" - et c'est une dénomination qui est restée. Entre les deux une sorte de sagesse pratique, assez molle en général. Disons que pour ces trois là tout est une question de paramètre.
Au dessus se trouvent les professeurs charismatiques. On peut les aimer pieusement, sans se poser trop de questions puisque la non-réciprocité est entendue dès le départ. Ça s'alimente facilement, ça peut durer très longtemps : c'est un amour de paresseuses qui se ménagent.
Notons qu'un acte unanimement considéré comme barbare peut remédier à une image d'intellectuel trop sage et faire basculer quelqu'un de catégorie 1 vers la catégorie 2, ce qui est bien. Enfin, à ce niveau là on touche plus à l'expérience de pensée qu'autre chose. Il y a peu, j'ai vu un homme de catégorie 1 dont je sais qu'il a jadis eu des comportements déplacés, disons violents. Je lui ai trouvé un sourire désarmant mais il était moins attirant que le patron du bar dans lequel nous étions.
Certes, le patron du Z. est un miracle, avouons le. Je voudrais que tout le monde le sache et que tout le monde le reconnaisse comme tel. Il est supérieur. Follement romanesque, tout à fait triste. En un mot comme un dix : il est fascinant. Je ne l'ai pas vu souvent, c'est vrai. Du reste, je serai incapable de le supporter plus d'une semaine à temps plein... Mais enfin son existence en elle-même suffit à m'enchanter, ce qui n'est pas rien. Et le Patron du Z. à l'extérieur de son bar, comme monsieur C. hors du lycée, ne m'intéresse pas vraiment. En revanche aucun interdit moral n'existe vis-à-vis du patron du Z. C'est important. Mais là je m'égare.
À l'origine, mon propos était de constater que ça ne nous dérangeait pas tellement, Nastassja et moi, de n'être pas casée, ni même d'avoir raté le coche en 6ème. Au fond je nous crois trop idéalistes pour succomber sans remords à ce genre de commodité. Ou alors c'est une excuse qu'on se donne. Mais si c'était le cas j'imagine que nous serions allées jusqu'à nier l'existence d'une possible exception, ce qu'on ne fait pas. On peste contre l'amour facile, l'amour de confort, l'amour qui se ment à lui-même mais on suppose qu'une autre voie existe.
En gros on a sentimentalement 5 ans.