dimanche 21 août 2016

2 Juin 2016Nous sommes le deux juin, le ciel est gris et la seine déborde. Je regrette d’autant moins de quitter cette ville qu’elle me refuse des derniers jours cléments au coeur d’une période d’ordinaire si charmante. Je pars donc sans regrets, sinon celui de n’être pas encore devenue, après ces quatre années parisiennes, celle que j’aurais voulu être à l’âge qui est le mien. Mes espérances étaient pourtant floues mais j’ai bien conscience de les avoir déçues.
L’ère qui s’ouvre n’en est que plus prometteuse : tout reste à faire.
Papa et maman veulent m’acheter un appartement. Quelque chose me gêne dans une telle aisance financière, dans leurs efforts pour me mettre à l’abris du moindre danger, pour me « constituer un patrimoine ». L’expression est si laide. Je sens trop qu’un jour leur bonté m’étouffera. Le moment venu ces facilités m’empêcheront de prendre les bonnes décisions, de faire des choix radicaux mais nécessaires. Je refuse toutefois d’avoir honte de ma qualité de bourgeoise et même de la renier — tout reniement est une impasse. Pourtant je vois l’étau du confort se resserrer et une part de moi s’alarme. Donc je freine l’entreprise, je dis : réfléchissez bien, pas trop cher, pas trop grand, ne me faites pas encore culpabiliser de vous couter si cher etc. Ils répondent  « tu es notre seule enfant » et un poids colossal s’abat sur mes épaules.


6 Juin. Mes derniers jours à Paris sont résolument mornes. Le temps est désormais étrange. Même lorsque la lumière du soleil perce le ciel reste couvert, l’air est lourd et quelque chose m’empêche de respirer normalement.
Je sens trop que rien ne me manquera; ou du moins jamais de la façon dont la Corse m’a manquée pendant ces dernières années — c’est à dire cruelle, vitale.

La Corse n’entretient pas les illusions. Si vous y êtes malheureux c’est impossible de croire qu’un évènement merveilleux va soudainement venir bouleverser votre vie, briser malgré vous la routine dans laquelle vous vous êtes installés. Vos possibilités dans toute leur étendue sont là, face à vous, vous les connaissez toutes et rien ne peut plus venir vous surprendre. À Paris au contraire on a toujours l’impression d’être au bord de quelque chose, d’un changement capital… qui n’arrive jamais ici non plus, mais l’espoir demeure tenace et est entretenu par les gesticulations constantes des autres autour de nous. En Corse chaque chose est à sa place et vous aussi.
Il me faudra donc donner le ton dès le début. J’essaie de me mettre dans un bon état d’esprit, moins coincé et plus combatif que d’habitude. Je repense à toutes les fois où j’ai été jeté dans un environnement nouveau (en l’occurence celui-ci le sera aussi parce qu’entre 18 et 22 ans les cartes sont rebattues, les équipes reconstituées, le paysage social chamboulé), au temps que je perds à croire que je ne mérite pas les gens que j’apprécie alors qu’ils finissent généralement par venir vers moi. Au CS une fille qui s’appelait Sarah et avec qui j’aurais dû rester dès le début m’avait dit que leur bande se demandait pourquoi j’avais si longtemps trainé avec les débiles à mon arrivée au centre. Je n’avais pas oser lui répondre que c’était par peur qu’eux ne veuillent pas de moi. Je garde cet échange en tête.

Je n’arrête pas de penser à la discussion d’Alcibiade et Socrate à propos de l’accord des gens qui composent la citée, sur quoi doit-il tenir ? Aucun savoir en particulier. Donc sur quoi est-on d’accord ? D’où naît la philein qui unit les citoyens ? Peut-il y avoir philein sans accord ? Comment ? Je suis restée bloquée sur ce passage. À partir de lui et des conceptions française et allemande de la nation on peut réfléchir à la situation de l’Europe actuellement — et à la saison 6 de The Walking Dead. Il faudrait que je prenne sérieusement le temps d’écrire tout ça.


14 JuinJe suis rentrée en Corse. Nous avons trouvé l’appartement et je ne m’en plains plus. Il me servira. Il est situé dans une rue merveilleuse du vieux Bastia, une rue préservée de tout comme on n’oserait même plus en rêver ailleurs. Une rue comme celle dans les premiers Nanni Moretti.
D’ailleurs maman est partie cette semaine pour Rome faire son documentaire sur la liturgie, je me retrouve donc seule à la maison. Tout est très tranquille. Je lis jusqu’en fin d’après-midi puis je pars voir mamie. Toujours un peu peur de la trouver trop affaiblie, de revivre le cauchemar de l’été dernier. Je sens qu’elle n’a plus envie de vivre. Chose plus étrange encore j’ai progressivement vu cette volonté la quitter. Il n’y a pas si longtemps Nana et elle s’étreignaient avec force, et Nana ne cessait de répéter « on est toujours là Hortense ! On est toujours là ! ti rendi conti ?! ». Mais aujourd’hui je sens que ma grand-mère se rêve déjà ailleurs.
Mariage d’Émilie et Paul, il y a deux jours. Je l’attendais comme le premier vrai évènement de l’été.
Je me sentais étrangement loin de tout, mal à l’aise dans cette famille qui m’est devenue proche si vite mais que je connais encore si mal.
Le soir lors de la réception un groupe jouait des chansons très à gauche — comme Bella Ciao, Commandante Che Guevara, ou même du Tryo. Je me demandais ce qu’ils pouvaient bien ressentir avec un tel répertoire devant des femmes portant des sacs Chanels et des carrés Hermès qui mangeaient des petites vérines sans leur prêter la moindre attention, sinon pour dire à leur voisine « la musique est un peu forte, non ? ».
Je regardais tout de loin. Je n’avais rien à dire. Il me semble d’ailleurs qu’en leur compagnie je perds toujours toute répartie. Jamais rien d’intéressant ni de drôle ne sort de ma bouche. Ils doivent penser que mon père est fou de dire tant de bien de moi.
Enfin la composition de notre table était tout de même savoureuse. Mettre un ancien de la BAC à coté d’un ex du grand banditisme international, le premier ignorant tout du passé du second… Génie.
J’ai aussi été témoin d’une scène intéressante, qui m’a rappelé quelque chose que j’oublie souvent : la bêtise est parfois généreuse. Il y avait la fille de G. J’ai vite compris que ce n’était pas une flèche. Je ne dis pas que c’est une demeurée mais elle a sans doute été élevée, par sa mère, dans des conditions telles qu’elle n’a pas pu se développer pleinement. Le fait est : les enfants avaient préparé — avec la femme qui s’occupait d’eux pendant la réception — une petite chorégraphie, et, au moment de l’effectuer, tous les adultes, parents mis à part, les regardaient las et pressés de pouvoir continuer leur discussion et leur repas. Mais la fille de G. était debout et les applaudissait, les encourageait. Je sentais que c’était un élan de générosité pure qui n’était dû qu’à sa simplicité et qui nous renvoyait tous autant que nous étions à notre sécheresse. Nous ne nous soucions pas le moins du monde du plaisir de ces enfants. Nous pensions « ils ont l’air cons à gesticuler comme ça » ou « mais à quoi ça sert ? » en ayant hâte que tout ce cirque prenne fin.
Finalement je suis rentrée très tôt avec le sentiment d’avoir quelque part manqué à mon devoir. J’aurais voulu faire meilleure impression, être plus souriante et sympathique, tandis que je n’avais été qu’égale à moi-même, c’est-à-dire renfermée et taciturne.


9 Juillet Je n’ai plus écrit depuis presque un mois et pourtant bien des choses se sont passées quoique je n’en garde presque aucun souvenir.
Je suis retournée à Paris vider mon appartement. C’était pénible mais je pensais : après ça tout sera vraiment terminé. Envie de couper les ponts avec cette ville et la France en général. Ne plus regarder ce qui s’y passe, ne plus me sentir concernée par elle: conquérir une autonomie mentale. J’avais prévu de revoir beaucoup de monde mais finalement je n’ai fait qu’un déjeuner avec Sarah (qui part au Québec l’an prochain) et Regina (qui reste à Paris et viendra vite me voir, j’espère). J’y ai appris des choses croustillantes sur Monsieur S., notamment qu’il avait eu une relation un peu trouble avec Marie avant de prendre peur et de lui demander de garder ses distances. Évidement il ne s’est rien passé entre eux mais… contrairement à ce que disait Sarah je ne pense pas que Marie soit la seule responsable de cette ambiguïté. S est tellement sensible au regard que les élèves portent sur lui, qu’il s’est sans doute laissé grisé par l’admiration de Marie.
Il a toujours fait une forte impression sur moi aussi, mais je n’ai jamais trop voulu m’en approcher. Pour me toucher les profs doivent rester loin, c’est une règle intangible.

Après quoi je suis rentrée et nous avons enterré Yolande. Enterrement étrange, personne ne pleurait trop, et surtout deux de ses petits enfants (qui incarnent d’une manière providentielle tout ce que mes cousins détestent : « gros français », écolos, végans, féministes, « sales », de gauche, etc.) ont parlé. Pour bien faire il faudrait mettre un point d’exclamation : ont parlé ! tellement la chose semble inconcevable. Mais il parait qu’en France cela se fait, les gens viennent parler de ceux qu’ils ont perdu et pleurer devant l’assemblée. Ma foi. La démarche me semblait mal venue pourtant je dois reconnaitre que dans la froideur ambiante elle a mis un peu d’humanité.
Le même jour une crise d’hystérie a secoué ma famille parce que Maman voulait envoyer mamie à l’hôpital et les autres trouvaient que c’était exagéré, qu’il fallait arrêter de l’envoyer aux urgences pour un oui ou pour un non, qu’elle était vieille et voilà tout. Moi j’étais très affectée alors j’essayais de résonner maman d’un coté en communicant discrètement avec le reste de la famille de l’autre et je voyais ma mère se décomposer à mesure que nous nous rapprochions de Bastia. Dans la voiture mon père prenait mystérieusement la défense de mère, ce qui m’était plus insupportable que tout, et il ne me restait que quelques heures pour envoyer mon dossier d’inscription à la fac. La tension devenait insoutenable.

Puis des jours ont passé sans que rien de notable ne surviennent, puis Fred et moi sommes montés voir la petite Isabelle à San Martinu. A. s’est montrée très honnête sur la maternité alors que ses opinions auraient pu la pousser à dire tout l’inverse.
Je suis d’ailleurs excédée par  tous ces  articles sortis récemment qui disent qu’être mère est une plaie parce qu’on sent trop le message sous-jacent : cet enfant est une entrave à mon épanouissement qui ne trouve sa raison d’être que dans mon égoïsme. J’avais lu un article sur des femmes qui allaient jusqu’à exprimer sur facebook, dans un groupe dédié, leur regret d’être mère. A. disait s’être rendue compte de manière très abrupte de la difficulté de s’occuper soudainement d’un être qui dépend entièrement de vous quand on ne s’est, pendant toute sa vie d’adulte, jamais soucié que de soi et de son couple. Et c’est vrai qu’il ne faut rien idéaliser. Mais regretter d’avoir des enfants, aller jusque là, pour moi, relève de la maladie mentale. Pour A : je pense qu’une fois la période de transition passée tout rentrera dans l’ordre.

Ensuite Fred et moi sommes partis à Florence, un jour seulement, pour voir une messe d’ordination célébrée par le cardinal Burke. Les prêtres étaient issus de l’Institut Christ Roi et je pense qu’au moins cinq des onze ordonnés étaient français donc dans l’Eglise tout le monde ou presque l’était également. (Il y avait même JMLP !)
La cérémonie a duré quatre heures. Les chants étaient magnifiques et l’entrée du Cardinal avec sa capa magna en imposait mais je dois dire que je n’ai pas particulièrement été touchée. Tout m’avait l’air un peu trop baroque, un peu trop grandiose. Évidement l’occasion commandait cette débauche de moyens mais elle me laissait insensible. Et puis il faut dire ce qui est, quatre heures, comme ça, dans une chaleur infernale, c’est très long. À un moment j’ai fini par être obnubilée par mon inconfort, je n’arrivais plus à penser à rien d’autre et de fait la grâce ne pouvait plus opérer.
Par la suite nous sommes allés manger puis nous nous sommes un peu promené avant de reprendre le train. Il faisait 36*, j’avais des ampoules sous les pieds.
(...)
Note sur Livourne : une chose très rassurante dans cette ville qui a pourtant l’air damnée, les gens semblent très peu préoccupés par leur emploi mais tout disposés à vivre. On dirait qu’ils n’occupent aucun poste, leur moyen de gagner des sous parait être un aléa plus ou moins heureux qu’ils accomplissent souvent de mauvaise grâce, ou avec beaucoup de distance. L’air de dire je suis là parce qu’il le faut mais bon ma vie est ailleurs. J’aime cette indolence. En France on a toujours l’impression inverse, les gens mettent tout ce qu’ils ont dans leur métier, c’est ce qui les résume entièrement.


18 Juillet
Attentat de Nice il y a quatre jours, un autre petit en allemagne ce soir (une attaque à la hache dans un train). Les choses s’accélèrent et le peuple français est toujours sidéré, prêt à se faire tirer comme des lapins, juste bons à fuir. Il existe une petite colère, désordonnée, qui ne sait pas sur qui se porter. Les musulmans, les gouvernants, les deux,  ils ne savent pas. C’est une petite colère minable qui ne débouchera sur rien. Ils vont cracher sur le lieu où le terroriste est mort. C’est aussi utile que de sortir le stylo levé après le 13 Novembre.
Personnellement je n’ai pas de colère, pas même un agacement; constat lucide : nous savions et nous n’avons rien fait. Je me dis aussi la Corse sera touchée un jour ou l’autre et je dois m’y préparer. Surtout, le jour où cela arrivera, les lendemains seront terribles.
(...)


20 Août 
J’ai passé deux semaines au village. Jamais il ne m’avait semblé si calme, si accueillant et bienveillant. J’aime cet endroit comme s’il était le plus beau de tous, comme s’il était à part. Vanina dit : regarde l’espace qu’on a ici, il n’y a personne, ce qui rend fou à Paris c’est d’être toujours collés les uns aux autres. Elle a raison. Elle envie beaucoup mon retour.
J’ai aussi fait quelques bals de « la semaine noire ». Au comptoir, à boire, à rire. Mais il faut dire qu’aucun n’était aussi bien que le nôtre et ce, sans chauvinisme aucun. Également revu Esteban que je n’avais plus croisé depuis cinq ou six ans. C’est devenu un petit homme mais il s’est étonnement francisé. Avec son pantalon taupe, son t-shirt blanc et sa veste sur les épaules (oui, sur les épaules ! et non en bandoulière comme il l’aurait porté avant) il ressemble à ce qu’il est : un étudiant en école de commerce en phase d’aller passer un an en Chine avant de mener sa vie ailleurs qu’en Corse. Quand nous étions au collège lui était carrément parti vivre au village et je trouvais sa décision folle. Plus folle que d’aller en Chine. Aujourd’hui c’est tout l’inverse.

Vu P. B. dont on m’avait beaucoup parlé et sur lequel je m’étais fait mille films.
Plutôt petit, trapu. Il a une voix grave et menaçante. L’air peu aimable et l'oeil pas spécialement vif, le regard assez morne. L. dit que c’est « quand on ne le connait pas ». L’art d’avoir l’air con seulement avec les étrangers me semble particulièrement enviable mais je doute que cela soit de ça dont il s’agit. Enfin je ne peux pas lui dénier une certaine force d’attraction purement physique, Anna dit « c’est la testotéronne, c’est toujours la testostérone de toutes façons, pour toutes les filles c’est ça ». Je le recroiserai sans doute dans l’année j’en dirai plus. Pour le moment je pense que c’est un imbécile malpoli.

Déjeuné à P. avec toute la famille de Nathalie. Je commence enfin à me détendre, à oser parler. Je me suis rendue compte de ça le soir des bals aussi. Je n’ose pas parler aux inconnus. Quelque chose en moi se bloque et je n’ai rien à leur dire. Il faut absolument que je surpasse cela pour la rentrée ou ce sera une catastrophe. Ensuite nous sommes montés à la madone et je me suis agenouillée pour dire une dizaine mais des gens sont arrivés et je n’ai pas osé la dire en entier. Je me hais quand je suis tiède. Vraiment.

Aujourd’hui rencontré un journaliste qui veut écrire un papier sur nous dans un journal national. Je ne le sens pas mais F. sans nous consulter, nous avait déjà engagés. Quand il fait ça, quand il n’écoute que lui, je voudrais le frapper. Nous avons refusés que nos noms et nos visages apparaissent. Le journaliste dit « oui et j’aimerai ensuite faire un documentaire télé, Fr2 blablabla », nous l’avons immédiatement arrêté et je me demandais mais enfin il n’aura trouvé que nous, qui, et je ne déplore, ne représentons personne ? Je crains le pire avec ce papier. Je ne peux m’empêcher de penser au bon mot d’A. S. sur les journalistes qui sont soient des putes soit des chômeurs.


lundi 16 mai 2016

13 Mars 2016 Si je n’arrive plus à écrire, à tenir de journal ni à sentir quand mes phrases se tiennent, visent juste, décrivent au plus près ce que je ressens c’est en partie, je crois, parce que depuis le début, depuis que je suis pour la première fois allée la voir à l’hôpital, j’ai refusé d’aborder franchement le seul sujet qui méritait de l’être : Suzanne.
Aucun mot ne semble assez fort pour circonscrire ma douleur, elle est à la fois trop grande et trop profonde pour se laisser saisir. Je n’avais plus ressenti un tel déchirement depuis la séparation de mes parents, quelque chose de si radical qu’il nous laisse idiot devant le fait accompli, irrévocable.
Du jour où je suis pour la première fois allée la voir à l’hôpital, à Oletta, j’ai su qu’il ne me restait plus qu’à attendre sa mort, à la regarder m’oublier puis mourir. Je la revois sur ce lit, un lit si bas, collé contre le mur de cette petite chambre d’hôpital que je jugeais indigne d’elle, et sa voix avait changé, ses intonations n’étaient déjà plus les mêmes et je ne savais pas si elle délirait momentanément ou si désormais elle ne serait plus que comme ça. Ce jour là je l’avais déjà perdue et j’en avais conscience.
Elle avait mal, je voyais sa souffrance et je me souvenais de cette nuit où, chez mon père, je l’entendais tousser de ma chambre et j’avais peur qu’elle meurt, tellement peur qu’après être allée m’assurer que tout allait bien j’en avais pleurer toute la nuit; cette nuit là était un avant-goût, un pressentiment de tout ce que je vis aujourd’hui.
Mon été tout entier était le prolongement même de cette nuit, une perpétuelle angoisse de la perdre et pourtant la connaissance du caractère aussi proche qu’inéluctable de sa disparition. Elle allait mourir et je ne pouvais que lui prendre la main et me retenir au mieux de pleurer en sa présence. Je me souviens d’un jour où, allant la voir dans la salle commune de sa nouvelle maison de retraite, j’avais détourné d’elle mon regard pour qu’elle ne voit pas mes larmes et j’avais croisé le regard bienveillant d’une autre patiente, en bien meilleure santé qu’elle, qui semblait compatir à ma douleur. Elle me souriait discrètement et j’ai pensé qu'elle avait peut-être pu sentir tout l’amour que j’avais pour Suzanne, voir la pureté et la beauté de notre amour.
Depuis sa mort je me repasse sans cesse ces scènes et toutes les autres, celles de mon enfance et les derniers moments passés avec elle dans la maison du village.
Elle n’est plus nulle part dans le monde. La radicalité de cette pensée me donne le vertige. Elle n’est pas juste loin de moi, elle n’est plus là. Je sais qu’elle est au ciel et je devrais être apaisée à l’idée qu’elle puisse, de là-haut, veiller sur moi, mais je suis juste anéantie à l’idée de ne plus la savoir à portée de main. Je voudrais l’embrasser et l’entendre. À l’enterrement avant que l’on ne referme le cercueil j’ai refusé d’aller lui faire un dernier bisou. Je m’en veux terriblement aujourd’hui. Ce n’était que son corps mais c’est précisément lui qui aujourd’hui me manque tant. Je crois en Dieu, à la vie après la mort, pourtant aujourd’hui c’est sa présence physique que je voudrais retrouver.
Dans 13 jours j’aurais 22 ans, ce sera mon premier anniversaire sans elle, la première année de ma vie sans la femme qui m’a tout offert. Un jour je me suis demandée si j’avais reçu d’elle un héritage immatériel, comme on dirait qu’on hérite des traits de son père et du caractère de sa mère. La réponse est oui. J’ai tout reçu d’elle. Ce que je mets parfois abusivement sur le compte de la génétique vient en fait d’elle et plus assurément encore si j’ai un jour eu une once de confiance en moi c’est d’abord grâce à sa tendresse et l’attention qu’elle m’a toujours donnée.
Il n’y aurait pas assez d’une vie pour dire à quel point je l’aimais et ces mots seraient de toutes façons superflus. Nous n’avions besoin que d’un regard pour nous exprimer l’amour que nous éprouvions l’une pour l’autre et je sens que tout ça mérite de rester dans l’intimité de notre relation, secret.
Aujourd’hui quelque chose en moi me dit qu’elle ne voudrait pas que je sois si malheureuse. Et je veux rester fidèle à mon amour pour elle, pas à ma douleur.

14 Mars
Retrouver cette citation sur un billet de mon blog datant du Jeudi 9 Août 2012 :
"Bien sûr, les choses tournent mal, pourtant, tu serais parti et, quand l’étreinte du monde serait devenue trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elles toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t’a pas étreint et, quand tu es rentré, il n’y avait plus de chez toi." Un Dieu un Animal, Jérôme Ferrari.

«Le monde ne t’a pas étreint » cette formule est idéale pour résumer ces quatre années parisiennes. À vrai dire je ne sais pas si le monde ne m’a pas étreint ou si j’ai refusé de me laisser prendre mais lui et moi nous sommes manifestement manqués.
Dans la suite du billet je dis que c’est l’orgueil que nous tirons de nos origines qui nous poussera, le moment venu, à rentrer. Aujourd’hui je sais que c’est l’inverse : l’orgueil nous aide à partir, nous donne la force de quitter l’île mais c’est une certaine forme d’humilité qui nous amène à comprendre que nous ne sommes que de là et que l’on se doit, modestement, d’y retourner prendre notre place.


15 Mars Samedi je suis passée à la galerie avec Priya. Je lui ai dit « on se sent bien ici non ? » et elle m’a répondu « bien sûr que tu te sens bien, toi au milieu de tes pairs ». Il n’y avait pas d’agressivité dans sa voix, ce n’était pas un reproche, mais j’étais surprise par sa remarque, un peu vexée même.
Depuis que je fréquente la bande de N. je ne les ai jamais identifiés comme étant mes pairs et d’ailleurs je pense qu’il en va de même pour eux à mon égard. Ils sont tous tellement parisiens — à part N. et éventuellement A. — qu’aucun d’entre eux ne survivrait plus de dix minutes en milieu rural. C’est à mon sens suffisant pour les discréditer.  Au fond je leur trouve un raffinement dont je suis dépourvue, mais un raffinement qui n’aurait rien d’une pure élégance, qui serait au contraire plutôt comme suranné et gauche : un raffinement de fin de race.
Je n’éprouve aucun respect pour les frères V. ou pour V., ils me dégoutent même un peu. C’est surtout comme s’il n’y avait rien à dire sur eux, comme si leur existence était si faible, leur présence au monde si insignifiante que mon regard, à moins que je ne le stoppe volontairement, que je ne lui ordonne d’y faire attention, pourrait passer et repasser sur eux sans jamais les voir, sans jamais rien leur trouver de remarquable, au sens propre du terme. Ils sont l’inverse absolu de M-E N, ses parfaits négatifs, ce qui lui donne d’autant plus d’éclat.


20 Mars
La date anniversaire de ma conversion approche.
J’ai du mal à évaluer le chemin parcouru depuis un an, à cerner celle que je suis devenue maintenant que je crois en Dieu et pratique ma foi.
Je pense que j’ai toujours creusé mon identité dans un unique sillon, sans jamais dévié et que la semaine pascale 2015 a été le point d’orgue d’un long cheminement où ce que j’avais toujours cherché s’est enfin dévoilé, me donnant la force d’assumer pleinement le choix de mes orientations les plus intimes et d’être en phase avec moi-même. C’est un accomplissement qui ne saurait connaître aucune dénégation, comme si j’avais jusqu’alors avancé à l’aveugle et que je voyais désormais l’ultime fin, le bout du tunnel, auquel je ne pouvais plus tourner le dos.
Quand je vais à Saint Nicolas je trouve ceux qui ont hérité de ce que j’ai dû découvrir par mes propres moyens très beaux. Quelque chose dans l’élancement de leur physionomie, la grâce de leurs gestes ou la pureté de leurs traits nous laisse deviner à quel point ils ont été protégé d’une certaine laideur contemporaine, mis à l’abris par une solide éducation inspirée de saines valeurs. J’envie parfois leur assurance, celle donnée par la certitude d’être d’un milieu sécurisant et de ne jamais vouloir en sortir. Ils représentent quelque chose de noble et d’intemporel.
Ce matin nous célébrions les Rameaux et près de 600 personnes sont entrés dans l’église après une courte procession depuis la place Maubert; tandis que nous marchions dans la rue en chantant le Gloria les gens nous regardaient toujours étonnés, parfois émus, comme s’ils redécouvraient soudainement ce qu’avait été leur pays et qu’une petite frange de la population continuait par miracle d’incarner, dans l’ombre. Notre ferveur était palpable et aucun de ceux que nous croisions ne s’y trompait. J’étais heureuse d’en être, d’avoir fait l’effort de me lever et de descendre alors que ma paresse avait bien failli m’en empêcher. Il n’y a pas que ça. Parfois le dimanche matin ce n’est pas l’envie de dormir mais une sorte de honte, celle de n’être pas encore assez bonne catholique qui, paradoxalement, me retient d’aller à la messe. Parfois je cède. Pourtant quand je me force je suis toujours récompensée et aujourd’hui, en plus d’avoir assisté à une messe somptueuse, j’ai passé une excellente après midi, très enrichissante, en compagnie de J. et deux amis à lui  —  dont je parlerais peut-être plus longuement une prochaine fois — ce qui, évidemment, n’aurait jamais été le cas si je m’étais recouchée.


21 Mars
Comme L. était de passage à Paris nous avons passé la journée ensemble. J’aime la façon dont il se comporte avec moi, il est le seul à se montrer tactile, protecteur, à ne pas me réduire à mon intelligence ou ma culture, à voir en moi quelque chose comme une enfant quand tout le monde salue — et de tout temps — ma remarquable maturité. Avec lui je me sens le droit d’être légère et idiote sans risquer d’être méprisée.
Dommage qu’il puisse par ailleurs se montrer si peu capable d’auto-discipline, souvent capricieux et ingérable. Mais je ne supporte pas pour autant la manière dont F. et les autres parlent parfois de lui, comme s’il était perdu. Je prendrai toujours sa défense.

26 Mars 
J’ai laissé beaucoup de mes amis s’éloigner sans permettre à d’autres de s’approcher; je me retrouve donc aujourd’hui avec une constellation de gens qui ne s’avanceront jamais au-delà d’un certain point, d’un certain degré d’intimité. Je suis seule et prise au piège. Je voudrais être de nouveau entourée, protégée, choyée par ceux qui vous aiment en l’absence de tout lien du sang, de toute obligation héréditaire : gratuitement.
Je ne me sens même plus négligée par les autres mais carrément négligeable. L’impression que le monde pourrait me balayer d’un revers de main sans que cela ne s’en ressente.